Le goût du temps perdu

7 avril 2023 à 21:26

Notre première review depuis le passage à Ko-fi se devait de marquer le coup, alors mon dévolu s’est jeté sur Nagatan to Aoto, une « série d’appétit ». Et ça n’étonnera personne.
Lancée à la fin du mois de mars, Nagatan to Aoto n’est pas une fiction sur la nourriture ordinaire ; il y a pourtant largement assez de séries auxquelles la comparer ! D’abord parce qu’il s’agit d’une production de la chaîne satellite WOWOW, qui d’ordinaire ne s’intéresse pas au genre et la réputation d’être plutôt high brow (en fait je n’ai trouvé trace d’aucune autre série de ce genre dans les séries originales de la chaîne ; j’ai hâte que quelqu’un me contredise en commentaire). Mais aussi parce que Nagatan to Aoto a la particularité d’être aussi une série historique, et que cet aspect est ultra-rare dans un genre qui repose en grande partie sur l’identification… et, dans une certaine mesure, sur un budget réduit.

Alors comment jongle-t-on avec tout cela ? Eh bien, Nagatan to Aoto s’en sort non sans élégance, et si vous avez aimé Maiko-san Chi no Makanai-san, la série de Koreeda vue plus tôt cette année sur Netflix, vous allez vouloir prêter attention à cette review de premier épisode. On est un peu dans le même voisinage.

La série se déroule donc dans l’après-guerre, plus spécifiquement en 1951 ; Ichika Kuwanoki est une femme trentenaire qui travaille dans le restaurant d’un hôtel de Kyoto qui accueille des soldats Américains. Bon, de toute façon, comme elle l’explique au début de l’épisode, dans les hôtels de la région, il n’y a que ça : les hôtels japonais ont été totalement privatisés par l’occupant, et les clientes japonaises n’y sont pas vraiment les bienvenues. Mais bon, ça fait vivre toute une industrie. Ichika travaille là (en charge des entrées) parce qu’elle est passionnée par la cuisine, mais que personne d’autre ne voulait l’embaucher, rapport au fait qu’elle est une femme et qu’on est en 1951.
Nagatan to Aoto est vraiment très attachée à ce contexte historique et en détailler à plusieurs reprises les spécificités, parce que c’est aussi ce qui explique toute l’existence de son héroïne. En particulier, on apprendra pendant des flashbacks qu’avant la guerre, elle était mariée… pendant deux mois. Eh oui, Ichika est veuve.

Pourtant, tout dans la vie d’Ichika ne tourne pas autour de la restauration pour les américains (masculin volontaire). Chaque soir, elle rentre chez elle, au sein de sa famille qui tient un ryoutei : il y a sa tante, sa mère, et sa sœur, Futaba, 29 ans et encore célibataire ; avec la petite équipe en cuisine, elles font tourner l’établissement tant bien que mal, mais les affaires ne se portent pas bien et en plus il continue d’y avoir des ruptures de stock sur certains produits. Parfois, si elles ont de la chance, elles ont suffisamment de clientes (japonaises, elles…) pour avoir besoin d’un coup de main, et Ichika aide après son service à l’hôtel, mais ça reste marginal et les femmes de la famille Kuwanoki sont inquiètes. Alors, quand les Yamaguchi, une riche famille à la tête d’un grand hôtel d’Osaka, proposent un mariage arrangé entre Futaba et leur second fils, l’embellie semble possible.
Hélas, cent fois hélas, la première rencontre entre les deux familles n’est que déception. Pour commencer, finalement le second fils a été promis à une autre famille, et les Yamaguchi ont décidé d’envoyer plutôt leur troisième fils, Amane. C’est un étudiant de seulement 19 ans ! Cela signifie 10 ans d’écart avec Futaba… Pire encore, Ichika se dispute avec lui pendant l’entretien préalable entre les deux familles, après qu’il ait fait un commentaire méprisant sur l’état du ryoutei familial auquel elle tient tant. Futaba, blessée, ne lui adresse plus la parole après cela.
Le lendemain, Ichika découvre que Futaba s’est enfuie pour se marier en secret… avec un des cuisiniers du ryoutei.

Avec sa production value largement supérieure à la plupart (…pas toutes) des séries du genre, Nagatan to Aoto propose avec une délicatesse infinie la photographie de ces femmes qui ont survécu à une guerre, et qui ne sont pas résignées à tout perdre. La passion pour la nourriture, l’amour, l’établissement hérité de leur père… tout se mêle et il faut faire des choix, supposément raisonnables mais souvent trop douloureux.
Préférant la sobriété (seul le personnage de la tante est un peu larger than life), la série pose lentement les bases d’une intrigue où se disputent le cœur, l’estomac et la raison. Pour finalement nous annoncer qu’en dépit de la différence d’âge de presque 15 ans, Ichika va accepter d’épouser le troisième fils des Yamaguchi, puisque c’est la seule façon de sauver le restaurant familial. Son large soupir trahit qu’elle pense que c’est un sacrifice ; mais nous, nous savons grâce à quelque chose qui lui a échappé que peut-être, juste peut-être, Ichika et Amane ont plus en commun qu’elles ne le pensent.
Bon, personnellement je ne suis pas fan des histoires de mariage arrangé (et encore moins avec une différence d’âge pareille, même dans ce sens), mais de toute évidence la série n’a pas vraiment d’intérêt romantique ou disons, elle semble concevoir le romantisme à l’ancienne. Bien-sûr, ce mariage arrangé est voué à évoluer ; mais il ne semble pas que ce soient les sentiments amoureux qui intéressent autant la série que la question de l’apprivoisement mutuel. Qui plus est, l’angle culinaire de Nagatan to Aoto (jusque dans son titre, qui en dans le dialecte local signifie « Couteau et piment vert », je ne vous explique pas pourquoi… vous n’avez qu’à regarder la série comme on vous dit de le faire !) est suffisamment central pour qu’il s’agisse plutôt d’un prétexte à apprendre à se connaître en cuisinant. Là où, par exemple, Iburigurashi s’intéressait à un couple établi, mettons.

Et puis n’oublions pas que même si sa formule est relativement différente de la majorité des « séries d’appétit », Nagatan to Aoto n’en est pas moins une. A ce titre, il est dans son cahier des charges de s’intéresser à une chose en priorité : la satisfaction d’un besoin. Or évidemment, si la nourriture satisfait la faim des protagonistes, ce qui est le plus poignant dans ce premier épisode doux-amer, c’est le sentiment de perte : perdre un père, perdre un mari, perdre une affaire familiale (…perdre la guerre). Nagatan to Aoto semble animée d’un besoin de trouver quelque chose.
Et elle a d’ores et déjà trouvé une spectatrice émue.

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