Dura lex, sed lex

23 juillet 2023 à 14:36

Lidia Poët est une avocate italienne… pour un temps très bref. Sitôt acceptée au Barreau de Turin, elle se voit radiée peu de temps après, le procuratore generale de la ville ayant fait appel de cette qualification. Il faut dire qu’au 19e siècle, la place d’une femme de son rang est au foyer, et, si elle n’en a pas, son unique travail consiste à s’en trouver un. Pas question pour une femme de prendre part à la vie de la cité, donc, et Lidia, qui profitait de son indépendance nouvelle, se voit donc forcée de retourner vivre auprès de son frère, l’avocat Enrico Poët. Qui n’est guère son allié dans les circonstances présentes, tant il juge lui aussi indécent qu’une femme tente d’exercer la profession de prestige dont il tire tant de fierté.

Fin de l’aventure ? Non, Lidia Poët ne mange pas de ce pain-là ! Résolue à exercer, si ce n’est le Droit, au moins dans le milieu juridique, elle entreprend de travailler comme assistante pour Enrico. Et, dans la foulée, d’élucider quelques affaires !
Inspirée par la première femme admise au Barreau de Turin, et première femme avocate d’Italie d’ailleurs, La legge di Lidia Poët se passionne pour les affaires autant que pour le sort de son héroïne. Lidia Poët a réellement mais brièvement exercé, et est devenue une figure majeure de l’Histoire féministe italienne. Un angle fascinant pour La legge di Lidia Poët, une série qui oscille ainsi entre le procédural et le feuilletonnant.

Tout est dans la nuance, dans cette série. D’un côté on a une saison de 6 épisodes, relativement formulaïque, conçue autour d’affaires closes en l’espace d’un épisode. Ses intrigues reposent sur un certain nombre de tropes de la fiction policière (et policière historique en particulier), qui font de La legge di Lidia Poët une œuvre grand public. Ainsi dans chaque épisode, d’une façon ou d’une autre, Lidia prend en charge une affaire, quand bien même elle n’en a plus le droit puisque son titre d’avocate a été révoqué. Passionnée par le sort de ses clientes, elle entreprend de façon informelle de les défendre du mieux qu’elle peut… ce qui inclut, forcément, de découvrir la vérité pour leur bénéfice.
Seule contre tous (et le masculin, croyez-moi, est ici volontaire !), Lidia est la première et dernière chance de celles qu’elle défend, qui ont toutes en commun de vivre à la marge de la société, et dont l’innocence est par défaut remise en question par la société. Quand bien même Lidia travaille pour son frère, elle lui force généralement la main ou travaille malgré lui, Enrico ayant tendance à penser comme le reste de la haute société turinoise. Pourtant Enrico a toutes les opportunités d’accepter à la fois l’intelligence, l’instinct et le talent de sa propre sœur, mais s’y refuse par sexisme en phase terminale. A charge pour Lidia, du coup, de batailler à la fois pour les personnes qu’elle défend… et pour elle-même.

On pourrait penser que la misogynie dont elle est systématiquement la cible tournerait au gimmick, mais pas vraiment. De la même façon que Lidia est une femme assurée mais à la présence douce et à l’occasion effacée, La legge di Lidia Poët a de la nuance, voire du paradoxe, à revendre.
La série nous raconte l’existence complexe d’une héroïne qui tente d’exister, désespérément, dans un monde qui lui est hostile. Le fil rouge de la saison tourne ainsi autour de ses relations à son frère Enrico, sa belle-sœur Teresa, sa nièce Marianna, ainsi que le frère de Teresa, l’électron libre Jacopo, qui est journaliste et lui sert de partenaire de fortune dans certaines de ses investigations. Forcée de vivre avec tout ce petit monde après avoir perdu son indépendance financière, Lidia est confrontée non seulement à ses ambitions (que le monde extérieur lui fait déjà largement payer dés que l’occasion s’en présente), mais aussi à ses choix. Le choix non seulement d’avoir étudié le Droit, mais aussi plus largement d’avoir voulu s’émanciper de l’autorité masculine. Celle de son frère, de son défunt père, ou d’un mari potentiel.
De par ses explorations des conséquences desdits choix, La legge di Lidia Poët se refuse à une vision purement cosmétique du sexisme rencontré. La série veut remettre en question non seulement leur coût une fois ces décisions prises, mais aussi la douleur que cela représente d’avoir dû faire un choix tout court. Comme dans un appel à l’identification rétroactive de ses spectatrices, La legge di Lidia Poët essaie de faire ressentir la difficulté non pas à se coltiner des petites phrases assassines et des discours dégueulasses sur la place de la femme, mais à être une personne dans une société qui ne vous voit pas comme telle. Dans une ville qui ne vous voit pas comme telle. Dans une famille qui ne vous voit pas comme telle.

La brûlure ardente suit Lidia partout où elle va. Même quand, au culot, elle parvient à entrer quelque part où elle n’était pas la bienvenue, cela ne la quitte pas. Il n’y a pas vraiment de victoire à s’être introduite dans l’univers des hommes ; il n’y a que l’amertume de savoir qu’on y aurait eu toute sa place si les choses étaient plus justes.
Or, elles ne le sont pas. Elles semblent ne jamais avoir une chance de l’être.
Et qui mieux qu’une amoureuse du Droit pour regretter les injustices ?

Et il est injuste, ce monde, sans doute aucun. Quand on lui rétorque que ce n’est pas la place de la femme que d’occuper la position d’avocate, que ce travail serait déshonorant pour la profession, on oublie de dire à Lidia que, partout autour d’elle, les femmes travaillent. Au fil des épisodes, les ouvrières, les lavandières, les prostituées, les bonnes… toutes travaillent. Ah, quand une profession est jugée dépourvue d’honneur, alors une femme peut l’exercer, ça, ça ne pose pas problème ! C’est occuper une profession d’importance dans la vie de la cité, et par écho, dans la vie des hommes, qui est insupportable.
Par petites touches insistantes, La legge di Lidia Poët explore l’hypocrisie de cette société italienne qui se raconte des histoires sur les rôles genrés. Ce n’est pas une question de dignité de la femme ; c’est une question de pouvoir. Quand bien même le statut social n’est pas le même, les injustices de ses clientes sont comme les injustices qu’elle-même rencontre : le fait d’hommes puissants.

« Si même la Justice interdit à une femme ce qui est autorisé aux hommes, comment pouvons-nous l’appeler Justice ? ». Tout en travaillant sur les affaires successives de la série, Lidia prépare un appel de sa radiation du Barreau. Par moments, elle est combattive et écrit son réquisitoire avec énergie ; par d’autres, abattue, elle semble à deux doigts de se résigner. Être un « personnage féminin fort », ça n’est pas exactement ce qui intéresse cette incarnation de Lidia Poët. Elle cherche juste à être. Et elle ne semble avoir personne derrière elle, pour lui apporter de l’aide dans sa démarche, ou ne serait-ce qu’un soutien émotionnel.
Elle ne peut certainement pas compter sur Enrico, en tout cas. Quant à sa belle-sœur Teresa, une femme conservatrice, voit par exemple d’un mauvais œil le comportement de Lidia (« Si Dieu voulait que tu sois avocat, il ne t’aurait pas faite femme », lui dira-t-elle, m’évoquant accidentellement un dialogue de la première saison de The Great ; ça n’est jamais une mauvaise chose !). Elle craint, en outre, que celle-ci ne déteigne sur Marianna, encore jeune et impressionnable. Cela conduira à quelques frictions… Hélas, dans La legge di Lidia Poët, la sororité n’existe pas. En fait, à sa grande surprise, Lidia Poët trouve le plus grand soutien auprès de deux hommes : son amant Andrea, et… Jacopo, qui s’avère plus progressiste que sa sœur. A ses côtés, elle n’est pas jugée, et il lui vient en aide professionnellement autant qu’il le peut.
Sur fond de chansons pop (en particulier d’artistes féminines européennes comme Emilie Simon, Sóley, FKA twigs, Christine and the Queens…), la saison chronique l’évolution de toutes ces relations avec beaucoup de finesse, même si évidemment, il m’a fallu souffrir quelques scènes de romance. Je dois admettre que ce ne sont pas les pires qu’il m’ait été donné de subir, cependant.

Diffusée en février dernier par Netflix, je n’attendais pas grand’chose de La legge di Lidia Poët, et lui avais donc donné une place peu prioritaire sur ma to-watch list. Grave erreur ! Entre les enquêtes plutôt bien troussées (sans virer tout-à-fait au genre policier), la subtile exploration de la condition féminine, la photographie de l’Italie du 19e siècle, et l’interprétation lumineuse de sa protagoniste centrale, la série est très réussie. Elle parvient à tenir un discours plutôt fin à partir d’ingrédients grand public en apparence prévisible. Son succès n’a rien d’accidentel, il est à la mesure de son héroïne : paramétré pour faire ce qu’il lui plaît tout en se pliant à ce qu’attend le public.
Une deuxième saison a d’ores et déjà été commandée, et est en cours de production. Matilda De Angelis, qui interprète Lidia, est décidément très demandée en ce moment, puisqu’elle sera également dans les prochains mois au générique de Citadel: Diana, le spin-off italien de la franchise internationale Citadel. Dont un jour, si je n’ai rien d’autre à faire, on devra peut-être quand même parler. Après les six épisodes que je viens de voir, je comprends complètement la hype autour d’elle.
Je serai donc devant la prochaine saison, lorsqu’elle se présentera, d’autant qu’apparemment un nouveau personnage devrait y être introduit…

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