Tapestry of lies

11 août 2023 à 22:17

Quiconque a connu un harcèlement prolongé connaît bien ce sentiment : une impression mêlée d’impuissance et de toute-puissance. La première est réelle, ravivée à chaque incident, et bien souvent est clairement énoncée par la personne qui torture pour souligner son emprise ; la seconde est un fantasme, mais, dans l’ivresse de la douleur, elle semble réelle aussi. C’est parfois la seule chose qui aide à tenir : cette impression de comprendre les tenants et les aboutissants mieux que quiconque, de posséder une volonté quasi-surnaturelle, d’être capable de démêler les fils de l’univers alors même qu’ils se resserrent autour de votre cou.

Et puis, vient la promesse. La promesse qu’on se fait à soi, qu’on ne partage avec personne si ce n’est quelques objets inanimés ou corps célestes. La promesse qu’on se fait d’employer cette toute-puissance pour se venger de l’impuissance. Il peut se passer des mois, des années, des décennies même, pendant lesquelles cette toute-puissance imaginaire continue de nous propulser vers l’avant. Un avant bien précis. Elle remplace la guérison, mais pour être honnête, il y a des choses dont on ne guérit jamais de toute façon. Et puis, un jour, elle s’estompe. On n’en a plus besoin, une fois qu’on a réellement acquis une forme de contrôle véritable, plutôt que rêvée. Parfois même, elle disparaît complètement.

Trigger warning : agressionS psychologiques, physiques et sexuelles.

C’est un stade que les héroïnes de revenge drama, bien-sûr, n’atteignent généralement pas. Dans le premier épisode de The Glory, par exemple, Dong Eun n’a pas guéri. Au contraire, elle a engagé toute son illusion de toute-puissance dans un but et un seul : la revanche. Au centuple.

Je n’avais initialement aucune intention de regarder la première saison de The Glory (en anglais dans le texte), ni lorsqu’elle a été lancée en décembre dernier, ni lorsqu’elle s’est achevée au printemps. Avec le temps (pour ne pas dire « avec l’âge »), il y a des genres dont je réalise que je me porte mieux quand j’en suis éloignée, et les revenge dramas en sont.
Ils ont tendance à ne pas faire appel à mes meilleurs souvenirs… et, souvent, à mes meilleurs traits de caractère non plus.

Devant un revenge drama, il est naturel, et encouragé, de souhaiter que la vengeance ait lieu. Je ne dis pas que cela ne se produit jamais, mais il est quand même bien rare qu’à un moment donné de la série, l’ex-victime assoiffée de revanche reçoive l’épiphanie dont elle a vraiment besoin, celle qui lui fait réaliser que quelle que soit la douleur infligée à autrui, les nôtres ne s’en trouvent pas effacées pour autant ; la poussant à faire demi-tour. C’est peut-être la conclusion qui émergera une fois la vengeance accomplie (« même après avoir fait tout ça, je souffre encore »), mais rarement avant. Il n’y a pas de demi-tour. Alors dans l’intervalle, rien ne retient son geste. Si une personne le tentait, elle serait, d’une façon ou d’une autre, dépossédée de toute capacité d’interrompre le plan. Du côté des spectatrices, on verrait une interruption comme un problème ou un danger, certainement pas comme une résolution pacifique. Personne ne veut que la victime aille en thérapie et vive sa vie ! On veut du sang. Plus ou moins figurativement, selon les séries. Tout ce qu’il reste à faire, inexorablement, est de regarder la collision se produire. S’il n’y a pas de collision, il n’y a pas de série !
…Sauf que les revenge dramas ne montrent pas cela comme inévitable, comme une conséquence d’un traumatisme, non. Les revenge dramas cherchent l’assentiment des spectatrices, leur engouement, leur joie même, lorsque cette revanche enfin se matérialise. Dans le fond, on a toutes en tête quelqu’un qui nous a causé une forme de tort, même si ce n’est pas aussi grave que dans la série (en tout cas espérons-le), et qu’on voudrait faire payer. Alors, par le truchement du revenge drama, elle va payer. Avec jouissance, c’est donc ce que le public célèbre : chaque étape qui nous rapproche du moment où, avec sadisme (mais un sadisme motivé, c’est promis !), on va lui faire payer, et avec elle toute personne que nous rangeons dans la même catégorie. Et. C’est. Bien. Fait.
C’est en grande partie l’essence de ce qui se joue dans un revenge drama… et je n’aime pas vraiment ce que cela me fait ressentir. C’est cathartique et c’est bien ce qui me fait peur ! Je préfère penser que j’ai arrêté de fonctionner à partir du principe qu’un jour, j’accomplirai une forme de revanche ; mon peu d’énergie est ailleurs.

Ajoutons à cela que je suis aussi très, très moyennement motivée par les primetime soaps s’intéressant aux riches. Et ne nous trompons pas, dans The Glory comme dans la plupart des séries en son genre, on parle ici des riches. Des ultra-riches, même.
Il n’y a pas vraiment d’accident dans le fait qu’un revenge drama oppose presque toujours une protagoniste dont le statut de victime n’a pas commencé avec la violence elle-même, mais avec une condition sociale défavorable, face à quelqu’un dont le statut de bourreau se double d’un statut social rendant intouchable. Le revenge drama est l’arme des faibles, et cette faiblesse est forcément au moins en partie socio-économique : sinon tout ça irait au procès et on n’en parlerait plus. Presque par nécessité scénaristique, on prend sa revanche contre les puissantes de ce monde. Les scénarios élaborés de vengeance, ils s’appliquent d’abord et avant tout, voire même exclusivement, à celles dont plus ou moins instinctivement on reconnaît la puissance ; la vraie. Cela fait généralement partie de la revanche, d’ailleurs, de s’infiltrer ou de s’élever à leur niveau. Par conséquent, les revenge dramas sont des guerres qui ont lieu sur le territoire des bourreaux, non des victimes. Symboliquement c’est nécessaire… et aussi, pour des raisons plus réalistes : une série se vend plus facilement lorsqu’elle se passe dans de magnifiques manoirs plutôt que dans des bas-fonds crasseux. Bonne chance pour faire du product placement dans des appartements miteux !
Et du coup bien souvent, les séries de ce genre se reposent en grande partie sur ce qui fait l’essence des soaps dans de nombreux pays : l’excès de luxe. On peut le critiquer, mais on va quand même le montrer ! Or, ces histoires m’intéressent très, très modérément. Et j’ai déjà vu SKY CastleM’en est pas resté grand’chose, mais je l’ai vue.

Dans le cas de The Glory, on a tous ces tropes qui se combinent au fur et à mesure d’une introduction à la fois poignante et sans surprise.
En 2004, Dong Eun a vécu un calvaire au lycée, entre les mains d’une bande de pestes menée par Yeon Jin, une adolescente issue d’une famille extraordinairement aisée. Sa tortionnaire a poussé les choses très loin, encourageant ses amies à la brûler avec un fer à souder ou l’agresser sexuellement ; jamais elle n’a commis ces atrocités elle-même, bien entendu. Mais personne n’est dupe… Abandonnée par les adultes qui auraient dû l’aider (sa mère, absente et cupide ; son prof principal, qui semble privilégier sa tranquillité et son avancement ; l’infirmière scolaire, même), Dong Eun subit les exactions pendant un temps, avant de finalement quitter le lycée en milieu d’année scolaire…
…Pour réapparaître en 2022. Pas n’importe où : au sein de l’école dans laquelle est inscrite la fille de Yeon Jin. Elle y fait sa rentrée comme professeure !
The Glory ne fait pas de grand mystère de cette mise en place ; elle fait vaguement mine de provoquer un léger haut le cœur vers la fin de l’épisode, lorsque la totalité du plan de son héroïne nous est révélée. Mais cette révélation n’est pas présentée comme un twist, en aucune façon. C’est surtout l’occasion de s’offrir un cadre narratif permettant de raconter l’Enfer autrefois vécu par Dong Eun aux mains de Yeon Jin et ses complices.

Ah, oui… Il y a autre chose que je n’ai pas encore mentionné, et que je trouve difficile devant les revenge dramas. C’est l’aspect torture porn que prend la backstory de la victime-devenue-redresseuse-de-torts. Car enfin, il faut bien prouver qu’elle a été victime, et pour cela les séries lésinent rarement sur la reconstitution des détails.
C’est la principale fonction de ce premier épisode : détailler chaque nuance de la souffrance infligée jadis. Il faudra bien ça, pour justifier des souffrances bientôt infligées en retour ! Il faudra bien ça, pour que les spectatrices puissent juger du bienfondé de ce désir de vengeance. Il faudra bien ça pour apprécier (…dans tous les sens du termes) combien Dong Eun a dédié sa vie à obtenir cette revanche. The Glory ne nous épargnera pas grand’chose, et il est difficile d’imaginer, au sortir de cet épisode inaugural, qu’un détail sur les actes de cruautés de 2004 ne nous ait pas encore été révélé. S’il y en a un, il est bien caché, le fourbe.
Non seulement The Glory ne se retient pas vraiment dans ce qu’elle montre des actes infligés, mais dans leurs conséquences non plus. Il y a des scènes terrifiantes pendant lesquelles Dong Eun souffre intensément, notamment de ses brûlures. Bien-sûr, cela sert à fournir une matérialisation du traumatisme vécu. On souligne par ce biais combien la douleur ne s’arrête pas après avoir quitté le lycée où sévissent ses bourreaux. Mais le même choix de The Glory qui consiste à montrer les brûlures (bras et jambes au moins) conduit aussi à montrer l’horreur de leur cicatrisation, d’autant plus insupportable qu’effectuée sans aide médicale. Voir Dong Eun tenter d’apaiser temporairement ses plaies avec un soulagement déchirant (le genre qui ne fait que souligner sa détresse) a de quoi remuer l’âme.
C’est fait avec brio, mais c’est bien là le problème. Parce que je me passerais bien des évocations qui vont avec. Les revenge dramas comme The Glory comptent sur un facteur d’identification pour fonctionner (voir aussi : « on a toutes subi une forme de tort au moins une fois »). Sauf qu’évidemment quand on s’identifie réellement, ça ouvre des plaies que The Glory n’est pas venue pour panser.

Alors pourquoi avoir quand même tenté de regarder The Glory ? Eh bien, pour ne pas mourir idiote, je suppose. Difficile de nier que les revenge dramas (comme tous les genres télévisuels reposant pour tout ou partie sur les différences de classe, dont la fiction sud-coréenne ne se lasse pas d’explorer) constituent un export presqu’aussi florissant en ce moment que les romcoms. The Glory, une série de Netflix ; 3inching Boksu, une série de Disney+ ; Eve, une série de tvN ; Chaeboljib Maknaeadeul, une série de JTBC… en l’espace de quelques mois, quatre revenge dramas ont démarré sur les écrans sud-coréens, et y ont fait pas mal de bruit. Or, désormais, quand des séries fonctionnent en Corée du Sud, vous pouvez être certaines qu’elles vont être vues bien au-delà !
Aussi, pendant une grosse partie du mois de juillet, je n’ai été qu’à moitié surprise que Youtube me fourgue par camions entiers des extraits de ces séries. Les montages se succèdent, insistant… soit sur l’aspect torture, soit sur la revanche lorsqu’elle est obtenue. Vous imaginez mon inconfort. Dans les Youtube Shorts, en particulier, on n’en finit pas de voir des moments-clés de ces revenge dramas. Je n’ai apparemment pas fait défiler mon écran assez vite, ou j’aurais dû bloquer la première chaîne qui m’a suggéré de tels extraits (puisque bloquer est le seul langage que les plateformes comprennent). Visiblement je n’ai pas eu les bons réflexes et me suis vite retrouvée ensevelie. En même temps, ça m’a changé des extraits de Suits, que l’algorithme aime également d’un amour fou (surtout maintenant que ça marche sur d’autres diffuseurs…).
Et de toute évidence, je suis aussi très facilement influençable ! Du coup, j’ai cédé, comme souvent, aux appels des extraits. Si ces séries sont si populaires, je n’allais tout de même pas les ignorer !

Encore une expérience téléphagique dont je ne ressors pas grandie. Comme souvent, je m’en veux. Après coup. Une fois que c’est trop tard. Une fois que je me déteste. Une fois que je me suis endormie une nuit ou deux en essayant métaphoriquement de soulager mes propres brûlures. Je n’apprendrai donc jamais. Au moins, je ne fomente pas un plan machiavélique pour obtenir vengeance. Non, je ne mange plus de ce pain-là… le temps s’en chargera pour moi.
Hey, j’ai dit que je ne croyais plus à la revanche : j’ai rien dit sur le karma.

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