Pente glissante

12 août 2023 à 19:58

On ne compte plus les séries se déroulant dans des salles de classe. Ce ne sont pas les angles qui manquent, qu’il s’agisse de parler de résultats académiques, de harcèlement scolaire, ou plus simplement du quotidien d’une tranche d’âge. On trouve même des séries qui s’y installent pour raconter des histoires de fantômes !
Tout ou presque peut être raconté à travers une salle de classe, et la série israélienne Shat Efes (projetée et récompensée sous le nom de The Lesson à CANNESERIES, mais aussi parfois évoquée sous le titre anglophone de Zero Hour, une traduction littérale) l’a bien compris. A travers la confrontation entre un professeur d’éducation civique et l’une de ses élèves mal dans sa peau, la série s’attaque… ma foi, à quasiment tous les sujets à la fois. Tout part d’un échange en cours, qui fait boule de neige.

Lian est une adolescente qui ne pourrait pas plus ressembler à une adolescente : elle parle fort, elle a des idées arrêtées, et elle est profondément insécure. Comme elle a une grande gueule, elle se traine une réputation d’élève difficile, même si en réalité, l’épisode introductif de Shat Efes offre une vision plus nuancée de son attitude.
En cours de grammaire, un jour, elle pose une question que sa prof trouve insolente ; l’échange a vite fait de monter en intensité, et afin de couper court à la discussion pour en revenir au cours, Lian est envoyée dans le bureau du proviseur. Ulcérée parce qu’elle a eu l’impression d’être réduite au silence alors que sa question lui semblait légitime, Lian a mauvaise mine lorsque son professeur d’éducation civique, Amir, la croise dans le couloir. Il l’encourage à expliquer la situation, et pensant bien faire, offre un compromis : si elle peut présenter, lors de son prochain cours avec lui, un sujet de débat enrichissant pour la classe, il intercèdera en sa faveur.
Tout ce qu’elle a à faire, c’est de préparer un sujet… mais Lian a d’autres choses à l’esprit. Parce qu’elle est adolescente, parce qu’elle a un crush pour son camarade de classe Asi, parce qu’elle est grosse et en conflit avec son propre corps… Au dernier moment avant le cours, elle tente désespérément de penser à quelque chose. Rien à faire. Comme Amir lui indique qu’il refuse de reporter cet exercice à plus tard, sans quoi leur accord est caduque, Lian improvise.

La scène dans la classe d’Amir dure 10 minutes. Et 10 minutes, dans l’ambiance claustrophobique d’une salle de classe où la tension monte, c’est vraiment beaucoup. Surtout au sein d’un épisode d’à peine un peu plus d’une demi-heure !
Sur le moment, Lian improvise donc, et évoque la présence d’élèves arabes à la piscine, qui auraient harcelé sexuellement plusieurs des ados juives présentes. Très vite, la conversation s’oriente moins vers le harcèlement verbal que sur le fait qu’il proviendrait d’Arabes. Lian est lancée : il faut interdire la piscine aux Arabes ! Amir essaie de l’orienter sur la question du Droit, de lui faire comprendre que si le harcèlement à la piscine va à l’encontre de ses Droits, alors il ne fait pas plus sens d’enfreindre les Droits d’autrui… Rien à faire. Pire, lorsqu’il essaie de démontrer par l’absurde que son raisonnement est une pente glissante qui a déjà été suivie par d’autres, et qui conduit à des atrocités que les élèves juives ne peuvent que réprouver, ni Lian ni la plupart de ses camarades (y compris Asi, dont le frère est récemment décédé dans un attentat) ne saisissent l’ampleur de leur dissonance cognitive. « Les Arabes dans l’océan », se met à chanter la classe, parce que l’extermination d’un peuple leur apparaît comme légitime dans ce cas précis. Lian est galvanisée par le soutien de sa classe (ignorant ses camarades arabes), et Amir, décontenancé et poussé dans ses retranchements, a des paroles plus que malheureuses. Il critique Lian pour son manque d’humanité… et fait référence à son poids.

Cet incident pourrait n’être qu’anodin, il marque pourtant le début d’un processus. Lian, furieuse que quelqu’un ait mentionné à voix haute ce qu’elle fait tant d’efforts pour dissimuler, et convaincue d’être dans son bon droit et d’avoir affaire à un professeur déplorable, est plus remontée que jamais. D’autant qu’elle a pour une fois le soutien de toute une classe, et même l’attention d’Asi. Amir, lui, a l’impression d’avoir échoué en tant qu’éducateur, et le fait que sa vie privée soit également complexe (il vient de divorcer depuis quelques mois à peine, et gère la garde partagée de ses deux enfants, qui vont également au lycée), n’a pas forcément les idées claires. Il est aussi profondément chamboulé par les idées extrêmes auxquelles ses élèves sont si promptes à adhérer, surtout à quelques semaines de leur circonscription militaire. Certes, les deux parties ont leurs torts dans le déroulement de l’échange, mais n’était-ce pas à l’adulte de mieux gérer la situation ?
Les choses ne vont pas en rester là. Bientôt, les maladresses et mauvaises idées s’accumulent, et voilà que Lian poste sur les réseaux sociaux une video parlant de l’incident… où elle a taggé des instances politiques et gouvernementales.

C’est comme assister à un accident au ralenti. Shat Efes fait du très bon boulot dans son bothsiderism (je ne pensais pas dire ça un jour !), montrant comment ce sont principalement les circonstances personnelles qui conduisent à l’emballement. Toutefois, il n’y a pas d’atténuation sur le fond : il reste terrifiant que certaines choses puissent être pensées, dites, partagées et soutenues. Amir n’avait pas réalisé, au début de son cours, avant de demander à Lian le résultat de ses réflexions sur un sujet de débat, à quel point son discours allait être suivi d’effet…

De nos jours, en Israël (…et ailleurs), ce pouvoir peut aussi être corrosif, et les réseaux sociaux se transforment en machine à extrémiser et à attiser les passions. Shat Efes, bien-sûr, n’a pas encore souligné dés son premier épisode toutes les nuances de son conflit ; mais il ne fait aucun doute qu’il ne porte pas, pas vraiment, sur un professeur d’éducation civique et une de ses élèves mal dans sa peau.

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