Double jeu

14 octobre 2023 à 21:58

En 1958, la télévision mexicaine diffuse pour la toute première fois une telenovela ; un genre né… ma foi, on pourrait revenir une fois de plus sur la généalogie du genre, mais disons pour résumer que la telenovela est née ailleurs. Voilà donc qu’en juin, Telesistema Mexicano tente prudemment de lancer sa propre série, Senda Prohibida, une histoire imaginée par la scénariste Fernanda Villeli et qui s’apprête à devenir la première d’une longue, longue liste de productions nationales.
La série s’intéresse à Nora, une femme de condition humble qui, déterminée à faire évoluer son statut social, commence une idylle avec son riche patron, pourtant marié et père. Dans les 50 épisodes qui suivent, la jeune femme tente d’utiliser sa beauté pour parvenir à ses fins, mais connaît finalement un sort tragique, punie pour le « chemin interdit » qu’elle a voulu prendre en tentant de s’enrichir au détriment d’autrui.

1958, c’est aussi l’année pendant laquelle se déroule l’intrigue de Senda Prohibida, une série dramatique lancée par la plateforme de streaming VIX/VIX+ en juin 2023. L’un des remakes de cette telenovela emblématique, et le plus récent en date, au moins pour le moment. Alors bien entendu, vu qu’il s’agit d’un remake, idéalement il aurait fallu que je parle de la Senda Prohibida des années 50, celle par laquelle tout (mais alors, vraiment tout) a commencé. Ne serait-ce qu’en raison de mon légendaire intérêt pour les comparaisons. Seulement, voilà : ce n’est pas possible. Du coup, il faudra faire sans.

Ce n’est un secret pour personne, les soaps ne sont pas exactement ma tasse de thé ; et d’un certain côté, je le regrette, parce que je pense qu’il peut s’y passer des choses intéressantes. Ne serait-ce que socialement : beaucoup de « premières fois » symboliques de la télévision se sont déroulées dans des séries quotidiennes. Et cela inclut, donc, les telenovelas. Mais si, sur le papier, je reconnais volontiers ce genre d’avantages, j’ai du mal avec les codes du genre. Vous me direz : pas de danger que ça se produise avec une série de la SVOD : sur ces plateformes, la télévision quotidienne, ça n’existe pas ! Ou plutôt toutes les séries peuvent être quotidiennes. Enfin, c’est comme vous voulez, en fait. Les séries soapesques de ces plateformes sont produites à peu près dans les mêmes conditions que n’importe quelles autres ; on pourrait dire que le soap en tant que format de production en une espèce en voie d’extinction.
Pourtant on retrouve bien dans cette mouture 2023 de Senda Prohibida plusieurs des standards du genre, quand bien même en surface le format semble changé. Car même si l’adaptation est tournée en single camera et mise en ligne par blocs d’épisodes comme tant de séries modernes… le rythme de ses scènes, le jeu des actrices, et même l’écriture des dialogues, évoquent sans aucune ambiguïté les telenovelas classiques.

En fait cela fait partie d’une démarche plus large de cette adaptation : elle n’essaie pas vraiment de mettre grand’chose au goût du jour. Pour commencer, le fait qu’elle se déroule en 1958 spécifiquement fait appel à la série originale, de toute évidence. L’intrigue était alors contemporaine non par fétichisation de 1958, mais parce que c’était l’année de production de la série, tout simplement ! Les protagonistes qui sont présentées dans la série sont aussi, volontairement, des archétypes.
Cela tient presque de l’hommage, pour un peu ! On n’a pas vraiment l’impression de nostalgie ou de clins d’œil meta (cependant, il est possible qu’ils m’aient échappé), mais plutôt d’une déférence, d’un retour aux classiques, quand bien même ils se trouvent, ici, simplifiés, pour ne pas dire caricaturés. Beaucoup de séries adaptées de légendes de la télévision se proposent d’apporter une nouvelle lecture des faits, et/ou un angle novateur, et/ou une rédemption des représentations datées de l’œuvre d’origine. Senda Prohibida 2023 n’a pas l’air intéressée (peut-être éééventuellement pour le personnage tertiaire dont elle suggère qu’il serait gay, mais on le voit si peu que je ne saurais le promettre). Elle assume d’être un peu vieillotte, légèrement ringarde, et d’enfoncer des portes ouvertes. Les protagonistes sont telles qu’elles se présentent, et la plupart d’entre elles auraient été écrites relativement à l’identique en 1958.

Bon, alors, encore une fois, je n’ai pas vu l’original. Mais je pense que c’est un choix conscient… parce que des choix, cette version en a quand même fait. Elle a par exemple changé la profession de son héroïne ! Nora/Corina n’est plus l’employée d’un homme riche, mais une danseuse dans un nightclub ; cela change, en surface au moins, plusieurs dynamiques, puisqu’elle n’est donc pas l’employée du riche et respectable Federico Rubio.
Au contraire, elle a d’abord rencontré son fils, le séduisant mais naïf Roberto Rubio. Le jeune homme est fou amoureux de « Corina » (son nom de scène), mais techniquement il n’a pas d’argent, puisque la fortune appartient à son père. Il ronge donc son frein en attendant d’avoir les moyens de proposer monts et merveilles à sa bien-aimée, et dans l’intervalle, vient la voir danser tous les soirs, un bouquet à la main. Apprenant par un ami que son fils s’est bêtement entiché de ce qu’il considère sans l’avoir rencontrée comme l’équivalent d’une fille de joie dangereuse (et il a raison, accidentellement mais il a raison), Federico fait transmettre à « Corina » un chèque, en échange de sa promesse de rompre sa relation avec Roberto… Mais parce que la jeune femme a d’autres ambitions que 10 000 pesos, elle pense que refuser pourrait faire grimper les enchères ! Peu de temps après, alors qu’elle se trouve dans le magasin de fleurs où travaille sa meilleure amie, elle croise par hasard un séduisant hommes d’affaires venu acheter un bouquet pour son épouse, pour célébrer leurs 24 ans de mariage ; cet homme n’est autre que Federico. En se présentant sous son véritable nom de Nora, la jeune femme l’approche avec la ferme intention de le charmer, lui. Après tout, c’est lui qui signe les chèques, autant remonter à la source !
Bien que changeant les données de départ, la série reste construite sur un malentendu soigneusement entretenu par la protagoniste centrale, qui se présente donc au père et au fils sous deux identités… qui sont chacune fausse à leur façon ! Elle n’est pas « Corina » la danseuse, et elle n’est certainement pas Nora « la fleuriste ». Et surtout, aucune des deux n’a vraiment de sentiments pour ces hommes ; tout le secret est simplement de le leur faire croire…

Malgré ces changements, pourtant, les intrigues de Senda Prohibida se déroulent exactement selon les plans de la série originale.

Nora est une arriviste sans état d’âme (la souffrance de la pauvreté n’est pas vraiment considérée comme une motivation intéressante par ce premier épisode, d’ailleurs, qui n’en fait que peu de cas), prête à écraser les hommes qu’elle trouve aisément manipulables, au détriment des femmes dont de toute façon elle ne se préoccupe pas. Elle méprise même un peu sa meilleure amie et colocataire, Clemen (qui pourtant cumule au moins deux emplois différents pour aider à payer leurs factures). Nora est, sans aucun doute possible, une femme fatale cruelle. Tout le monde est un moyen pour elle. La série s’assure que les spectatrices ont bien compris que la rédemption n’était pas d’une grande probabilité : Senda Prohibida, c’est avant tout, comme son titre le souligne, un conte moral…
Dans ce tableau, chaque figure est donc à sa place. Attention : cela ne veut pas dire que personne n’a d’épaisseur. Il y a même quelques scènes plutôt intéressantes pour le personnage de Federico ainsi que pour son épouse, l’élégante Martha (aux faux airs d’Eva Perón). Le premier épisode de Senda Prohibida met un soin appliqué, qui trahit son parti pris. à expliquer où ces deux personnes en sont, dans leur mariage. Et, par extension, dans leur relation à la séduction et à la sexualité. Alors que Federico et Martha semblent avoir un mariage parfait, chacune se découvre en effet insatisfaite. Martha comprend, en discutant avec son amie Clara (une conversation digne d’un remake de Sex & the City dans les années 50), que son absence de vie sexuelle n’est en fait pas du tout la norme à leurs âges. Federico, qui aimerait penser qu’il est un homme séduisant, réalise que cet avis n’est plus partagé par les femmes autres que la sienne. Ce sentiment de frustration similaire, mais séparée, qui tenaille les deux membres du même couple, est bien décrit ; il est même beaucoup plus l’événement déclencheur que l’intervention de Nora ! C’est plutôt finement joué.
Et c’est, honnêtement, quelque chose de typique des soaps ; en particulier des telenovelas qui ont pour tradition, avec leur durée limitée et leur horizon bien défini, de savoir relever ce genre de détail intime tout en faisant progresser l’intrigue. Ou les intrigues, ici, puisque le premier épisode se fait un devoir d’introduire quelques vagues enjeux secondaires. En tout cas, c’est cette capacité à mélanger les tons et les densités qui fait permet aux spectatrices d’y voir de l’authenticité, malgré les protagonistes unidimensionnelles et les enjeux tirés par les cheveux. La crise de la cinquantaine de Federico, la crainte de Martha de n’avoir pas une vie aussi parfaite qu’elle le pensait, résonnent… même quand les chances de rencontrer une manipulatrice comme Nora/Corina dans la vraie vie restent (heureusement) minimes.

Ces intrigues progressent d’autant plus que cette nouvelle Senda Prohibida a des saisons courtes… oui, j’ai dit « des saisons », pour une série qui a démarré cette année. VIX a déjà mis en ligne 3 saisons entre juin et septembre, pour un total de 21 épisodes ; cela donne des saisons brèves, comme c’est désormais la règle dans le streaming, mais ça permet de jouer un peu les prolongations quand même (et si je saisis bien l’essence des résumés, de structurer des arcs, aussi).
On sent d’ailleurs bien que le format est un peu bâtard au fait qu’en septembre, VIX a sorti les saisons 2 ET 3 le même jour !
La brièveté de Senda Prohibida 2023 est d’ailleurs, indirectement, un énième hommage à la série de 1958, qui ne comptait « que » 50 épisodes, là où le public moderne tient plutôt une durée de 120 épisodes pour acquise. Faire du neuf avec du vieux a rarement été aussi bien démontré qu’ici.

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2 commentaires

  1. Mila dit :

    Hey ♥ J’étais contente de te lire à nouveau, même si c’est sur une série que je ne verrai probablement jamais, parce que le genre et l’histoire ne m’attirent pas trop. Mais je vois chaque article comme une pierre dans l’édifice de ma culture télévisuelle générale^^ (bon, avec des trous, parce que j’ai une mémoire naze, mais…) ♥

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