Don’t make a move till I say « action »

5 novembre 2023 à 15:33

Yeşilçam, c’est le nom d’une rue du quartier de Beyoğlu à Istanbul, mais parce que nombre de société de production, de salles de cinéma et de personnalités du show business s’y étaient installées dans l’Après-Guerre, c’est aussi devenu le surnom de l’industrie turque du 7e art dans son ensemble. Voilà qui explique de façon transparente d’où la série Yeşilçam tire son nom !

Lancée en 2021 par la plateforme turque BluTV, Yeşilçam se penche sur l’âge d’or du cinéma turc, plus spécifiquement sur les années 60, au travers d’un personnage de producteur. Toutefois, si le cinéma turc vit sa meilleure vie à ce moment-là, ce n’est pas du tout le cas de Semih Ateş, le héros.

Producteur de cinéma dans un quartier qui n’en manque pas, Semih peut se vanter d’avoir monté un chef d’œuvre, quelques années plus tôt, avec Kirlangiç Mevsimi, une romance tragique dénuée de happy ending. Ce film, toutefois, est un vestige de sa gloire passée. L’actrice principale du film, Mine Cansu, est aujourd’hui une star à l’affiche des plus grandes productions turques, mais elle est aussi depuis devenue l’ex-femme de Semih. Le frère de Mine, Hakkan, un coureur de jupons invétéré, travaille toujours auprès de Semih et continue de le traiter comme son beau-frère, malgré les réticences de notre producteur. Mais si encore il ne s’agissait que de cela… non, il y a pire. Semih a également perdu les droits de la société de production à laquelle il avait donné son nom, Ateş Film, qu’un ancien partenaire à réussi à lui soutirer légalement (épongeant les dettes de Semih), mais pas moralement.

Même s’il est un peu abattu par ces échecs récents, Semih Ateş ne se laisse pas décourager. Il ouvre immédiatement une nouvelle société de production, Büyük Ateş Film (les « GRANDS films Ateş ») dans des bureaux un peu excentrés, et repart de zéro avec seulement trois employées : le chien fou Hakkan, le vieux Mümtaz, et la secrétaire Nebahat. Et donc, maintenant, il lui faut un film.
Un mystérieux script délivré devant sa porte va lui offrir un peu d’espoir : İki Kızkardeş, qui pour une fois n’est pas une romance mais, comme son titre l’indique, l’histoire de deux sœurs. Immédiatement séduit par le scénario, Semih se met en tête de le produire avec Mine dans l’un des deux rôles principaux. Et si encore c’était tout ce dont il a besoin, mais il lui manque aussi le financement, le réalisateur, une deuxième star féminine… Semih traverse tout Yeşilçam, frénétique, en essayant d’organiser son projet de la dernière chance. Il n’a pas encore réalisé que non seulement il serait très difficile d’y parvenir, mais que certains, comme le puissant producteur Reha Esmer, n’avaient aucune intention de lui rendre les choses faciles.

L’épisode inaugural de Yeşilçam est plutôt classique, dans sa forme comme dans son fond. Pour une série historique, plus encore attachée aux films classiques (auquel elle emprunte un peu de son style), ce n’est pas très surprenant, mais le résultat manque quelque peu d’aspérités. La série peine pour le moment à se mouiller, à créer des choses complexes, à explorer la personnalité des personnages qui apparaissent comme assez simplistes.
Semih Ateş, en particulier, manque de relief, ce qui vu son omniprésence à l’écran rend les choses un peu amères. Ses échecs, et c’est bien normal, lui plombent le moral. Son dernier film a fait un flop, et le pire c’est qu’il savait en le produisant que ce n’était même pas un bon film. Il vit dans une nostalgie de l’époque à laquelle il a sorti Kirlangiç Mevsimi, en grande partie parce qu’il est toujours épris de son ex-femme. Mais justement, il n’y a aucune surprise. Le premier épisode nous montre un homme qui veut recréer pour lui-même ce succès amoureux, financier et artistique qu’il a perdu, et dont il sait combien il est aujourd’hui hors de portée. Pour autant, est-il prêt à tout ? Non, nous dit Yeşilçam : il a aussi un sens moral inaltérable, et ça le rend certes noble (et pas très éloigné des héros du cinéma de l’époque), mais aussi très peu intéressant. Alors, je ne dis pas que tout producteur de cinéma doit nécessairement être Peter Dragon d’Action!, mais enfin… J’espère que les épisodes suivants ont un peu autre chose en réserve pour lui, parce qu’à ce stade même Don Draper était plus captivant.
Yeşilçam fait grand cas de la passion de son protagoniste pour le cinéma. On en aura un très bref aperçu lorsqu’il lit le script d’İki Kızkardeş, et qu’il visualise d’ores et déjà une scène-clé du film. C’est hélas l’un des rares aperçus que l’on a du cinéma de l’époque (l’autre exception étant la scène de fin de Kirlangiç Mevsimi, que Semih se repasse en boucle chez lui le soir, et dans laquelle le personnage joué par Mine prononce des adieux touchants… d’accord, ce ne peut être que sain !). J’ignore si c’est par manque de temps dans cette exposition, ou par manque de moyens, même si Yeşilçam est l’une des productions les plus onéreuses de sa plateforme ; en tout cas ça sent le trop peu. Les co-créateurs de la série clament qu’ils ont vu quasiment tous les films sortis pendant l’ère Yeşilçam (et à raison de plusieurs centaines de films par année pendant l’âge d’or, c’est pas rien), mais il n’en transparait pas grand’chose si ce n’est par l’omniprésence de posters de films dans les décors. C’est vraiment difficile de ressentir cette passion, et j’espère qu’à mesure que le projet de Semih progressera (…s’il progresse), on en ressentira un peu plus.

Après, peut-être qu’une des raisons pour lesquelles ce premier épisode m’a semblé un peu léger est tout simplement que Yeşilçam dispose d’épisodes extrêmement courts…
…pour une série turque.

BluTV s’est en effet fait une spécialité de commander uniquement des séries dont les épisodes durent moins d’une heure, ce qui équivaut à quasiment un tiers d’épisode pour une chaîne de la télévision linéaire ! Sa première série originale Masum, le crime drama fantastique Yaşamayanlar, l’anthologie sociale 7YÜZ, la série policière Alef, la série d’action/anticipation Börü 2039, jusqu’à cette année la comédie historique Prens ou le drama Magarsus… tous les genres sont concernés par cette uniformisation.
Alors, pourquoi pas, ça pourrait fonctionner dans le cas présent… si le rythme de la narration dans Yeşilçam avait été adapté à ce format. Or, ce n’est pas franchement l’impression que ça donne. Les scènes un peu longues, les moments de silence, les discussions qui s’étirent pour avoir au final très peu de signifiant, ça marche très bien dans la fiction turque traditionnelle, et beaucoup de séries produites dans ce pays tirent très avantageusement parti des durées moyennes dans leur industrie. Pour une télévision qui aime explore les émotions et les sentiments, les longueurs, c’est très bien. On prend le temps de l’introspection et de l’empathie. C’est très rare que je me fasse la réflexion qu’une série turque a des épisodes trop longs : le rythme est adapté à la durée (une leçon que la télévision étasunienne n’a pas nécessairement apprise, au passage). Mais là…
D’un point de vue strictement commercial, ce choix a pourtant beaucoup de sens pour BluTV. Cette plateforme, exclusivement disponible en Turquie et dans quelques pays de langue arabe, s’assure ainsi de pouvoir vendre ses fictions internationalement à des diffuseurs ou plateformes qui ne se conforment pas aux standards de production turcs. Je vous parle souvent de la façon dont Netflix, notamment, a joué un rôle massif dans le lissage des formats télévisuels ces dix dernières années environ, et fait regarder à la planète des séries en grande partie standardisées, calquées sur le modèle de la fiction US, et imposant à tout le monde des formats inexistants ou rares dans certains pays. Dans le cas de BluTV, ce lissage se fait pour des raisons un peu différentes : il s’appuie au contraire sur des espoirs de voir les séries adoptées dans des pays qui sont déjà familiers d’un format différent de ce que les spectatrices turques considèrent comme habituel. Hélas, même si les motivations varient, le résultat est le même ! On se retrouve avec une série dramatique de moins d’une heure sans que cela ait nécessairement du sens pour son écriture.

Vous l’aurez compris, je n’ai pas été super enthousiasmée, sur la forme comme sur le fond, par ce premier épisode de Yeşilçam. En un sens, c’est ironique de parler de l’âge d’or du cinéma turc en plein âge d’or de la télévision turque… sur une plateforme de streaming. En tout cas, je trouve la symbolique amusante.

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