Light comes from the shadow

7 décembre 2023 à 22:36

On va parler loi et petites gens aujourd’hui, alors que dans la dernière ligne droite de l’année je fais mon possible pour aborder les séries qu’il ne faudra surtout pas avoir oubliées en 2024. A mi-chemin entre la dramédie et le legal drama, Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru, lancée cet automne, est le genre de série japonaise qui ne plaira pas à tout le monde, mais qui mérite résolument d’être vue.

Trigger warning : idées suicidaires.

La série porte principalement sur Kurumae, le manager d’une actrice à succès vivant dans son ombre depuis 30 ans, et qui est subitement viré. Il se retrouve embauché, un peu malgré lui, dans un cabinet juridique, pour seconder Amano, une jeune avocate et a priori la pousser à prendre un peu de plomb dans la cervelle. Ce n’est pas gagné d’avance…
Au-delà de ses gimmicks légèrement prévisibles, et de son appétit pour les dialogues comiques (délivrés avec un côté pince-sans-rire, que personnellement j’aime voir à la télévision japonaise où c’est un bonheur rare), Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru a deux ou trois choses à dire sur la Justice, et plus largement sur notre société.
C’est le même genre d’humour que l’immense franchise Yuusha Yoshihiko, le côté parodique en moins, et cette comparaison n’est pas un hasard : l’acteur qui joue Kurumae figurait également dans ces séries.

En fait de manager, pendant trois décennies, Kurumae a plutôt servi d’assistant personnel à l’actrice Rino Kasahara (incarnée par Michiko Kichise qui est comme toujours fabuleuse, mais incarne cette fois une élégante connasse). Il a même entièrement organisé sa vie autour du confort de sa patronne… mais un soir, juste avant de marcher sur le tapis rouge d’un événement, elle lui annonce qu’il est viré. Devant l’émotion de Kurumae, Kasahara lui explique que pour elle, ça n’a aucune incidence ; ce boulot de support qu’il effectuait pour elle, sa capacité à intercéder en sa faveur ou à influencer les relations de travail, les problèmes qu’il résolvait avant même qu’elle ne les remarque, les besoins qu’il anticipait… tout ça, quelqu’un d’autre que lui peut le faire. Il n’est pas irremplaçable.
Plus que d’avoir été viré, ce sont ces propos qui détruisent Kurumae. Il est à deux pas (littéralement) de se jeter sous un train lorsqu’il aperçoit une jeune femme faire tomber une enveloppe sur le quai, et, fidèle à ses instincts de problem solver, il retrouve ladite jeune femme et lui restitue ses documents le soir-même.

Cette jeune femme, c’est l’avocate Amano. Une jeune femme de 20 ans seulement, qui est entrée au Barreau avant la fin du lycée. De l’aveu de tout le monde y compris de sa patronne, l’avocate Kasumi, Amano est extrêmement compétente en Droit, et connait les textes mieux que personne. Par contre, elle est désorganisée, immature, et n’a jamais fini le traitement d’un seul de ses dossiers… Alors, forcément, lorsque Kurumae se présente, la question est vite réglée : Kasumi décide de le recruter comme « paralegal« , ce qui est grosso-modo un emploi d’assistant personnel, mais dans le domaine juridique.
Kurumae va se familiariser avec ses collègues ; de façon intéressante mais peu soulignée par cet épisode introductif, les avocates du cabinet sont presque toutes des femmes, et les assistants uniquement des hommes. Il y a Maruya, qui a des décennies d’expérience (et qui considère que c’est son boulot, entre autres, que de ménager émotionnellement sa patronne), et puis il y a Iwabuchi, qui travaille là à temps partiel pour payer ses études de Droit (…et qui accessoirement est aussi livreur pour un équivalent d’Uber). Et donc, désormais, il y a aussi Kurumae, même s’il n’est pas certain de servir à grand’chose. Cela va changer lorsque Yoshioka, une assistante de production avec laquelle il travaillait lorsqu’il était encore au service de Kasahara le contacte, initialement pour vider son sac : elle veut poursuivre le producteur du legal drama sur lequel elle travail pour harcèlement. Très vite, Amano prend le dossier.
Il ne faut pas attendre de Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru, qui encore une fois est principalement une dramédie, une intrigue juridique très poussée. D’ailleurs, si l’affaire se retrouve effectivement devant un juge, cette séquence sera très brève dans l’épisode. Car dans Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru, la Justice ne s’obtient pas nécessairement devant les tribunaux… même si ça ne signifie pas nécessairement que le Droit n’a rien à voir là-dedans.

A travers cette affaire de harcèlement au travail, la série veut parler de toutes sortes de choses sur lesquelles elle ne s’étend pas forcément, mais à propos desquelles elle a, clairement, beaucoup à dire. Vu le côté très meta de cette intrigue (un épisode de série juridique qui a pour cadre une série juridique fictive ?), on dirait presque que c’est personnel ! Pour commencer, Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru s’interroge sur la différence entre une décision de Justice allant dans le sens de la victime, et l’obtention de la Justice par d’autres moyens mais qui offrent réparation ; dans la situation de cet épisode, c’est l’un ou l’autre (il serait intéressant de voir si dans des épisodes ultérieurs, les deux seraient possibles mais la balance pencherait vers la même solution au bout du compte).
De toute évidence, Amano est passionnée par la Justice, et d’ailleurs son premier conseil juridique sera adressé à Kurumae le soir où il lui ramène son enveloppe : « La relation employeuse-employé n’est pas une relation émotionnelle. C’est une relation contractuelle qui garantit du travail et un salaire. Vous avez le droit de vous protéger aussi. Mais ce droit ne va pas de soi. C’est un droit que nos aînées ont gagné. Alors pourquoi y renoncez-vous ? ». D’ailleurs pour le moment, chaque fois qu’on a entendu une avocate parler de la loi dans ce premier épisode, il était spécifiquement question de Droit du travail, ce que je trouve épatant parce que ça intéresse d’ordinaire très peu de séries.

Plus exceptionnel encore : Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru est une lettre d’amour aux petites mains. De son introduction à sa scène finale (quand une voix off nous explique que « Cette histoire est une fiction. Cependant, le fait que ce monde soit porté par les personnes qui ne sont pas sous le feu des projecteurs n’est pas de la fiction »), en passant par le point de vue d’un paralegal pour parler des intrigues, tout est fait pour nous rappeler que le monde ne tourne pas sans les personnes agissant dans l’ombre. Kurumae en est l’illustration : son travail est invisible quand il est bien fait, et pendant 30 années il a aidé la carrière de son employeuse à atteindre le firmament. On sent bien que sans son sens aiguisé de la diplomatie, ses talents d’observation et sa capacité à prévoir de quoi ont besoin les gens (et pas juste sa patronne, au passage), Kurumae occupe une place centrale dans le bon déroulement des choses. Plus tard dans l’épisode, c’est assistante de production Yoshioka qui l’illustrera. L’expertise de quelqu’un comme Maruya est également précieuse au sein du cabinet qui l’emploie. Bref, les personnes les plus importantes de ce monde ont besoin des personnes qui, en apparence, le sont beaucoup moins ; c’est un leitmotiv de cet épisode, et, j’ai l’impression, de la série toute entière.
En tant que personne qui a, par le passé, occupé une profession de ce type, forcément je me sens flattée dans le sens du poil. Toutefois en tant que téléphage, il se passe bien plus que cela à mes yeux.

La télévision aime les gens aux capacités exceptionnelles. Les séries n’aiment rien tant que des avocates brillantes, des enquêtrices de génie, des chirurgiennes magistrales… Les séries sur les petites mains, si elles existent bel et bien, sont en infime minorité. Dans Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru, cependant, on veut aller plus loin que simplement les représenter. Il s’agit de montrer qu’occuper une fonction support, ça exige d’être extrêmement compétente aussi. Voir Kurumae organiser sa vie pour faciliter celle de sa patronne, en ouverture de cet épisode introductif, devrait vous ôter tout doute à ce sujet si vous en aviez encore : il est extrêmement compétent. Il l’est peut-être trop, au point d’être embarrassant quand il s’inscrit si bien dans la vie, et donc l’intimité, de son employeuse (c’est vraisemblablement la raison de son renvoi, avouée à demi-mots par Kasahara). Tout dans cette introduction de Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru est un hymne à ce don incroyable pour se mettre en retrait au nom du potentiel d’autrui… mais en insistant sur le fait que ça ne devrait absoudre personne qui oublierait leur humanité. C’est de la protection juridique de cette humanité que parle la série. C’est donc encore mieux que se faire un énième revisionnage de Superstore.
A l’heure actuelle, j’attends que toute la saison soit traduite pour me faire un bingewatch des familles devant Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru. Je ne suis même pas convaincue de vouloir m’interrompre pour manger ou boire pendant ce futur marathon, tant je trouve que ce qui est au cœur de la série est inestimable. Même si l’humour un peu sec mais pourtant absurde de Uchi no Bengoshi wa Te ga Kakaru n’est pas votre fort, je ne saurais que vous conseiller d’y jeter un oeil… que vous ayez des petites mains à votre service, ou que vous soyez les petites mains au service d’autrui.

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