Avec intérêt

27 décembre 2023 à 20:33

17 milliards de rupiahs ont disparu des comptes de UBI, ou Universal Bank of Indonesia. Cette institution bancaire a résisté à toutes les crises des deux dernières décennies (et ça commence à faire beaucoup de crises), et sa stabilité est capitale. Alors certes, ça n’est pas 17 milliards de dollars, mais ça mérite quand même d’être étudié. Le détective Makarim, spécialiste des affaires financières, est dépêché avec son équipe pour enquêter au sein de la banque en toute discrétion. Où est passé l’argent ? Il est d’autant plus difficile de le tracer qu’il a été converti en cryptomonnaies…
Après deux fausses pistes, il faut se rendre à l’évidence : les détournements de fonds viennent de l’intérieur. Makarim et ses subordonnés commencent donc à interroger plusieurs employées de UBI, dans l’espoir de mettre la main sur la personne responsable de ces malversations.

Trigger warning : tentative de suicide, auto-mutilation, aggression sexuelle, addiction.

…Sauf que Rencana Besar n’est pas une série policière, ou disons, pas principalement. Bien que suivant en grande partie le point de vue de l’enquêteur Makarim, la série a un parti pris qui, contre toute attente, n’est pas nécessairement celui du maintien de l’ordre. En fait, Rencana Besar a tout de l’appel à la révolte !

Parfois, la première scène d’une série nous en dit plus sur ses intentions que beaucoup des suivantes, et c’est le cas dans Rencana Besar, qui démarre par une manifestation devant les portes de UBI. Des dizaines, peut-être même quelques centaines de citoyennes, sont amassées devant les grilles de l’établissement bancaire, et scandent leur fureur. Nous n’avons encore aucun élément de contexte sur l’intrigue, et pourtant difficile de ne pas comprendre leur sentiment général à travers leurs revendications : moins de corruption, plus de justice sociale, moins de pouvoir pour les actionnaires, refus du mélange entre le monde bancaire et le monde politique… Ces slogans (basés sur la structure et les termes du Pancasila) sont approuvés et répétés par la foule en colère, à l’initiative d’un homme équipé d’un mégaphone. A quelques mètres de là, pourtant, un tireur se met en position…
Rencana Besar opère alors ce qui est désormais une obligation légale pour une série, c’est-à-dire un retour dans le passé de plusieurs mois. C’est à ce moment-là que Makarim est donc informé de la disparition des 17 milliards (qui équivalent à un peu plus d’1 million d’euros), et commence son enquête.

Et au début, vraiment, tout semble simple : les analystes de son équipe trouvent rapidement la trace de deux comptes en banque de UBI ayant procédé à des mouvements de fonds équivalents à 17 milliards, qui laisseraient présager que les coupables ont été trouvées. Mais vu les arrestations qui s’en suivent dans des habitations relevant plus de bidonvilles que de manoirs, il semble assez évident que les deux pauvres personnes âgées dans la salle d’interrogatoire de Makarim ne sont que des paravents. Ce genre de choses n’est pas le produit d’une intervenante extérieure ; il faut avoir des accès internes aux serveurs de la banque pour réussir un coup comme celui-là.
Alors l’enquêteur se déplace dans les bureaux de UBI, et, aidé par le manager Agung, entreprend d’interroger le personnel : service informatique, service de sécurité, guichet même… toute personne ayant eu accès aux ordinateurs de l’établissement, ne serait-ce qu’une fois, est suspecte.

Cette suite d’interrogatoires est, au passage, une très élégante façon pour Rencana Besar de procéder à une exposition détaillée de plusieurs de ses personnages. Structurellement, c’est très fin : tandis que la série nous présente les protagonistes une par une, déclinant leur identité, leur rôle au sein de la banque, et leur alibi, tout ça pour le bénéfice de l’enquête… eh bien Makarim prend des notes complémentaires qui nous sont montrées plus discrètement, et donnent des indications subjectives sur leur personnalité et leurs enjeux individuels tels que perçus sur le moment. Tout ça sans que les spectatrices aient l’impression de longues présentations bavardes, puisque chaque entretien fait aussi progresser l’enquête ! C’en est quasiment orgasmique, cette fluidité dans l’introduction à la fois de l’intrigue et de ses personnages. Le genre de truc qui devrait figurer dans un cours d’écriture ou un guide pour scénaristes ; j’en suis émoustillée rien qu’à y repenser. Je regarde des centaines de pilotes par an, j’aimerais que tous aient cette agilité. Allez, rien que la moitié et je serais déjà satisfaite. On dit un quart, et j’arrête de me plaindre des retours dans le temps ?
Bref, Makarim essaye de cerner le profil des employées qui défilent devant lui, et… il n’est guère plus avancé. Par exemple Rifad, le syndicaliste des RH méfiant envers sa hiérarchie : il a l’air rebelle, mais c’est parce qu’il défend les intérêts des employées de la banque. Ou la responsable du marketing Amanda, bon, elle aime bien avoir l’air élégante, mais elle n’a pas un train de vie dispendieux et son sac de luxe est en fait une vulgaire copie. Ou Reza, le jeune agent des services informatiques ; il a l’air nerveux et hésitant, mais il ne ferait pas de mal à une mouche. Quant à l’auditrice interne Ayumi qui, la première, a tiré la sonnette d’alarme, elle a l’air trop psychorigide pour ne serait-ce qu’imaginer une chose pareille, et n’a sûrement été placée sur la liste des suspects que pour de mauvaises raisons.
Concluslion : il n’y a aucune chance qu’une de ces personnes ait monté à elle seule un détournement de fonds d’une telle ampleur. Mais alors, qui ?

…Avant la fin du premier épisode, la série a décidé de nous délivrer la réponse.
Rencana Besar
nous fait sentir qu’elle n’a aucune intention de se comporter comme n’importe quel polar. Au contraire : elle est du côté des employées, du côté des manifestantes, du côté du peuple. Cela se sent dans la révélation de son cliffhanger de fin d’épisode, et plus largement, dans son souhait de ne pas être une simple enquête policière.
En basculant son angle, elle change son traitement. Rencana Besar commence à être une série non pas sur une enquête un détournement de fonds, mais une enquête sur la banque UBI. Tout naturellement, UBI devient alors la métaphore de tout ce qui cloche dans le système bancaire, à commencer par le fait que son patron, le puissant Surya Nawasena, soit candidat à l’élection présidentielle (…il se présente, bien-sûr, sur la base de promesses de prospérité et de lutte contre la corruption). Et par extension, de ce qui cloche dans la société.

ATTENTION : il va m’être difficile de parler plus en avant de Rencana Besar sans vous spoiler. Alors, si vous ne devez lire que quelques lignes de plus au sujet de la série, ce seront celles-ci : regardez cette série indonésienne. Avec ses 6 épisodes d’environ ‘une demi-heure chacun, honnêtement, c’est plutôt facile à suivre, comme recommandation. Prenez un abonnement Amazon Prime Video, dégotez les épisodes par d’autres canaux, venez braquer mon disque dur à main armée s’il le faut. Peu importe. Rencana Besar est le genre de série anti-capitaliste dont on a besoin ; son existence est d’ailleurs un peu une aberration (et plus encore sur Amazon, dont on sait qui elle enrichit). Je vous garantis que ces quelques heures de fiction indonésienne vous feront plus de bien que la moitié des séries que vous avez consommées cette année.
Bon, et si malgré tout, vous n’avez pas peur des spoilers, ou que vous avez écouté ce conseil et que vous venez pour une analyse moins vague de l’intrigue, ça se passe après l’image.

Parce que, quand je parle de série anti-capitaliste, je parle de série OUVERTEMENT anti-capitaliste, n’ayant pas peur d’articuler les idées et le vocabulaire de son sujet. Ce qui, l’air de rien, n’est pas si courant. A une époque où les personnes les plus riches de la planète s’emparent ostensiblement de médias sociaux, de titres de presse, de groupes audiovisuels, de plateformes de streaming, pour faire avancer leurs idées et leurs intérêts… ce discours relève tout simplement du miracle.
Rencana Besar traite en fait cette histoire de détournements de fonds, qui dans une autre série serait l’alpha et l’omega de l’intrigue, comme un point de départ, quasiment un prétexte, pour parler du capitalisme et de ses ravages.

Ainsi, bien avant avant la disparition des 17 milliards, UBI est déjà dans la tourmente. En cause ? L’annonce du gouvernement consistant à relever le salaire minimum à Jakarta, une mesure qui déplaît à Surya Nawasena, naturellement. Le patron de la banque décide, par l’entremise de son bras droit Agung, d’organiser ses services internes pour limiter la portée de cette mesure. En jouant sur les mots et par une pirouette corporate, la banque s’autorise donc à ne pas augmenter les salaires, mais juste l’enveloppe salariale globale que prévoit la loi… et cela signifie, dans les faits, que la plupart des employées de UBI ne vont pas réellement voir de changement sur leur fiche de paie. Tout cela, bien-sûr, alors que l’équipe d’audit mandatée par les actionnaires de UBI reçoivent l’assurance que les profits de la banque ne se sont jamais aussi bien portés. Vous connaissez la chanson.
Le syndicat de UBI n’en perd pas une miette ; après avoir pris rendez-vous avec leur patron pour essayer de discuter, puis réalisé que c’était sans appel, l’organisation passe à la vitesse supérieure. C’est ainsi que Rifad se retrouve auprès des organisatrices d’une grève réclamant de meilleures conditions de travail, et qui est planifiée pour le 1er Mai (c’est aussi la date de la Journée internationale des Travailleuses, en Indonésie). Ayant ameuté les médias et mobilisé le personnel de la banque pendant un mois, le syndicat pense avoir une chance de se faire entendre…
Or, il ne suffit que de quelques coups de fil entre Surya Nawasena (encore une fois via Agung) et les autorités pour que la police débarque, arrête les meneuses de la manifestation, et gaze les autres manifestantes devant des cameras qui ne perdent pas une miette de ces démonstrations de violences extrémistes. Je ne vous fais pas un dessin, vous avez grosso-modo vu à quoi ça ressemblait au printemps (vous vous souvenez du printemps 2023 ?).

Cet événement, qui a de tragiques conséquences, est le réel déclencheur de l’intrigue, et nous permet de voir comment, dégoûtées, les employées décident que les méthodes de mobilisation habituelles ne marchent plus. Et n’ont sûrement jamais vraiment marché… Progressivement, il apparaît que Rifad, Amanda, Reza et Ayumi ont chacune une bonne raison de se lancer dans le casse du siècle : créer un scandale de détournement de fonds qui oblige les regards à se braquer sur les agissements de la banque, et les attitudes à changer à son égard. C’est pour cela qu’en concentrant leurs efforts, elles ont détourné les 17 milliards, qui forcent la police à enquêter sur les comptes de la banque.
Rencana Besar est décidée à montrer non seulement, par des intrigues corporate, que la banque UBI est néfaste, mais aussi que ses pratiques favorisent d’autres choses illégales et dangereuses, plus indirectement. Et notamment le blanchiment d’argent, donc le trafic de drogue, qui finance la campagne présidentielle de Surya Nawasena. C’est un sujet qui touche personnellement Amanda, par exemple… mais aussi Makarim. Et combien j’ai attendu avec curiosité de savoir ce que la série allait faire de cet ingrédient ! Car le bon Makarim, il en crève (presque littéralement), de l’addiction de sa fille, et des ricochets sur son mariage, son travail, sa vie. Mais cela sera-t-il suffisant pour le convaincre ?
Or, c’est ça, la question fondamentale de Rencana Besar : à partir de quel moment les gens arrêtent-ils de s’habituer au capitalisme, et en repoussent les valeurs nocives ?

Au fil des épisodes, Rencana Besar revient sur les raisons pour lesquelles les quatre employées de la banque, qui semblaient n’avoir rien en commun si ce n’est leur employeur, ont décidé d’unir leurs compétences pour mettre à terre UBI.
En parallèle, la série démontre quels sont les moyens d’action qui leur sont opposés, puisque Surya Nawasena fait tout son possible pour préserver l’image de marque (et donc les investissements) de UBI. Instaurer des exercices de team building incitant les employées à se conformer ? Demander aux leaders religieux (légalement un employeur de la taille de UBI a pour obligation de permettre à toutes les religions de se rassembler dans ses locaux, et de procéder aux rites qui les concernent) de convaincre plus ou moins subtilement les employées de ne pas écouter le syndicat ? Accentuer la pression sur les employées syndiquées en accroissant leur charge de travail et donc les risques d’erreur ? Pousser à la démission voire au suicide pour éviter d’avoir à payer des indeminités ? Allez, ne vous en faites pas, si rien de tout cela ne marche, il est toujours possible de demander à la police de disparaître quelqu’un d’encombrant…
Et encore, ce n’est même pas le pire.

La série est dédiée « aux victimes des violations des Droits de l’Homme, et plus spécifiquement les victimes des émeutes de 1998« , une période de l’Histoire indonésienne que Rencana Besar incorpore à l’intrigue (le frère d’Ayumi est l’un des étudiants qui a été fusillés pendant les manifestations, pour commencer). D’ailleurs, des images d’archives de ces événements sont incluses dans le générique, ainsi que dans l’épisode final de la série. Plus passagèrement, on y trouve aussi des références à l’assassinat de Salim Kancil. Il y a aussi dans cette chanson utilisée deux fois dans la série une mention de « 1986 », qui a l’air de peut-être se référer au transmigrasi vu le contexte, mais c’était vraiment pas clair pour moi, et j’ai pas trouvé assez de lectures permettant de comprendre pourquoi 1986 spécifiquement. Pourtant croyez-moi, j’ai passé un bon mois à chercher.

Avec son intrigue pleine d’implications historiques et politiques, son discours sur l’importance de l’organisation collective et de la révolte, et son parti pris affiché contre un capitalisme qui ronge la démocratie, Rencana Besar est une série bien à gauche, c’est le moins qu’on puisse dire. Par conséquent, vous serez modérément surprise d’apprendre que Rencana Besar a été l’une de mes séries préférées cette année. Elle a su parfaitement allier une solide dose de suspense, quelques retournements de situation réussis, et un propos sans concession sur les maux de notre monde, dans un format compact, efficace mais jamais superficiel. Être plongée dans l’Histoire indonésienne, et en particulier l’Histoire des mouvements sociaux indonésien, s’est en outre avéré passionnant ! C’est un sujet qu’on n’a, en tant qu’Occidentales, l’occasion d’approcher que par le biais de la fiction importée, vu qu’on nous parle très peu ces sujets sur les bancs d’école ou dans les médias ; et même sous la forme de la fiction, c’est très récent. Donc profitons-en !
Qui plus est, ce qui apparaît en regardant des séries comme Rencana Besar, c’est que nos problèmes s’inscrivent dans un contexte national qui nous est propre, mais ne nous sont pas vraiment uniques. Et que le capitalisme, lui, a très bien su s’organiser pour se sortir indemne de toutes les crises, voire les manufacturer. Du coup, qu’est-ce qu’on fait ?

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3 commentaires

  1. Mila dit :

    J’ai lu après l’avertissement spoilers, parce que soyons honnête, le temps que je voie la série si je la regarde, j’aurai oublié suffisamment de choses (et en plus j’ai pas très peur des spoilers en général), et j’ai bien fait parce que c’était très intéressant à lire. Comme toujours. À ce niveau-là personne ne peut me spoiler, je sais toujours à l’avance que ça va être intéressant u_u

  2. Céline dit :

    Ton passage sur l’exposition des personnages m’a intriguée, « anti-capitaliste » a achevé de me convaincre : je vais donc aller voir la série avant de lire la suite de l’article.

  3. JainaXF dit :

    Du coup j’ai vu la série et merci beaucoup pour cette recommandation, c’était très sympa et original !
    Le côté anti-capitaliste est effectivement LE point fort de l’œuvre, et les personnages sont bien construits…
    Petite réserve personnelle sur la musique pop-hip-hop que j’ai trouvé assez lourde, mais pour le reste une belle histoire où l’on apprend des choses sur le pays !

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