Pépite

12 décembre 2021 à 22:20

La réinvention du western, ce n’est pas tant la réinvention d’un genre que de ses représentations. Pendant des décennies, les séries de western (et les films aussi, même si ce n’est pas mon sujet dans ces colonnes) ont dépeint une conquête menée exclusivement par des hommes blancs. Il aura fallu pas mal attendre pour que des femmes viennent prendre un peu (vraiment un peu) de place dans ces fictions… et pour les protagonistes racisées, plus de temps encore.
Les lignes bougent, heureusement, et la mini-série australienne New Gold Mountain en est la démonstration.

A l’instar de The Luminaries, mais se voulant plus terre-à-terre, New Gold Mountain se déroule pendant la ruée vers l’or australienne de la fin du 19e siècle, alors même que le phénomène s’est épuisé en Amérique. Ballarat, dans le sud de l’Australie (l’Etat de Victoria précisément), est en particulier une boomtown où se concentrent de nombreux prospecteurs ; l’emploi du masculin est ici volontaire. La bourgade est comme divisée en deux, avec d’un côté les colons blancs, et de l’autre les immigrés chinois. Deux mondes qui ne cohabitent pas vraiment, et dont le fragile équilibre va être menacé par une morbide découverte.

Dans New Gold Mountain, on travaille sans vraiment espérer ; on tamise le sol dans le maigre espoir non pas de faire fortune, mais au moins de se nourrir un jour de plus. La série se déroule en parallèle dans deux camps qui ne se mélangent absolument jamais, mais se croisent constamment, bien malgré eux. Pourtant, ils se ressemblent à s’y méprendre… On y vit dans la poussière, la sueur, la boue ; les tentes sont sales ; les arbres semblent perpétuellement morts ; la violence est omniprésente. La plupart des hommes n’ont rien, les autres ont moins encore. A part la brève satisfaction de quelques menus vices, il n’y a rien à faire si ce n’est trimer sous le soleil.

Leung Wei Shing (nommé par tous « Shing ») a juste un peu plus de chance que les autres : il a été nommé contremaître du camp chinois, un poste qui lui permet de n’avoir pas à retourner la terre toute la journée. Une chance, ou un talent. Cependant ce privilège s’accompagne d’autres inconvénients. C’est que, les Chinois ne sont pas chez eux ; on le leur rappelle en permanence par l’établissement d’impôts sur leurs maigres trouvailles, et la supervision de leurs opérations par du personnel blanc. En outre, c’est l’administration du gouverneur qui décide des concessions allouées aux prospecteurs chinois, et le terrain se réduit comme peau de chagrin, loin des quelques gisements d’or exploitables.
Le peu de pouvoir que manie Shing lui vient donc des colons, et peut être repris à tout moment ; mais il est également assujetti à Hing Dai Wui (ou « Brotherhood » en anglais), une société secrète que tous considèrent comme l’autorité légitime, et qui réclame également son dû depuis la Chine.
Shing est, sans aucun doute, le protagoniste central de New Gold Mountain, mais il n’en est pas le héros. C’est le genre d’époque qui n’a pas vraiment de héros. Dans de telles circonstances, où la survie dépend de soi, et de soi seul, on ne peut pas spécialement se permettre l’héroïsme. Shing se contente d’essayer de veiller à ses intérêts, ainsi qu’à ceux de son frère, Leung Wei Sun (ou simplement « Sun »). Pour cela, il a trouvé une bonne combine : Sun est en charge de tenir les comptes du camp, et ensemble, ils prélèvent un petit pourcentage de l’or récolté, sans se faire repérer ni des autorités coloniales, ni de Hing Dai Wui. Ce petit système fonctionne bien, sans jamais sembler faire de tort apparent à qui que ce soit…
Jusqu’à ce que Shing et son bras droit Gok découvrent un jour le cadavre d’une femme. D’une femme blanche, de surcroît. Et il semble clair dés lors que rien ne sera plus jamais comme avant.

New Gold Mountain est un mélange harmonieux de bien des genres. C’est, de toute évidence, une série historique bâtie sur la volonté de raconter le passé de l’Australie… TOUT le passé de l’Australie, avec la complexité de son patchwork racial et des tensions qui l’animent depuis des siècles. C’est aussi un thriller qui commence (comme hélas souvent) avec la mort d’une femme, dont progressivement la série va essayer de comprendre et dévoiler les circonstances du décès ; sans aller jusqu’à dire qu’on a affaire à un thriller traditionnel, ce fil rouge, en tout cas, est majeur dans le développement des intrigues individuelles. Et, enfin, comme toutes les meilleures séries, New Gold Mountain est un drama s’appliquant à dépeindre diverses nuances de l’âme humaine, se préoccupant autant de ce qui arrive à ses personnages qu’à ce qu’elles ressentent. Tout cela en quatre épisodes seulement, pardon.
Et oui, ça y est, on en arrive au moment où enfin je peux vous dire que New Gold Mountain inclut aussi des protagonistes féminines. Et non des moindres.

On pourrait s’imaginer que les concessions du sud de l’Australie sont un endroit plutôt hostile pour des femmes, et que celles-ci se tiendraient à distance de la rigueur d’une boomtown. Pourtant, à Ballarat existent plusieurs femmes, chacune subsistant avec les moyens du bord. Leur position est précaire, et New Gold Mountain ne prévoit à aucun moment d’en faire des actrices majeures de son intrigue, mais elles ont leur rôle à jouer ainsi que leur vie intérieure.

C’est le cas de Belle Roberts, un femme qui il y a un mois à peine a perdu son époux, et qui, après avoir passé un temps raisonnable à porter le deuil, se met en tête de faire renaître l’imprimerie que celui-ci dirigeait. Rédactrice en cheffe et journaliste de sa propre gazette, Belle essaye de faire tourner son commerce, mais elle est aussi animée de cette soif de Vérité avec une majuscule que la profession affectionne tant. Elle est pleine d’idées nouvelles, aussi, et en particulier, elle veut lancer une édition en chinois, pour vendre des exemplaires à l’autre moitié de Ballarat. Naturellement, la découverte d’un cadavre aiguise son appétit d’informations, et elle se met à mener l’enquête pour découvrir ce qu’il s’est passé ; c’est dans cette démarche qu’elle va rencontrer Shing.
Il me faut parler aussi de Hattie ; personnage en apparence mineur de la tragédie qui se joue, c’est une Aborigène sans racines ni attaches, qui vit là comme elle pourrait vivre ailleurs. Vraisemblablement populaire pour ses talents de guérisseuse, Hattie a l’habitude d’aider les gens qui souffrent physiquement, mais c’est aussi une personne profondément empathique. New Gold Mountain fait bien de présenter ce personnage, pour nous rappeler que malgré l’apparente binarité de Ballarat, tout le monde ici est en réalité en train d’occuper des terres qui devraient revenir à un troisième groupe ethnique…
Et puis, il y a Cheung Lei. Elle arrive dans le camp chinois en tant que la représentante de Hing Dai Wui, qui est dirigée par son père. Une responsabilité rare pour une femme de son époque. Pas de méprise : il ne fait aucun doute que Cheung Lei est compétente ; elle a d’ailleurs déjà eu l’occasion d’intervenir sur des concessions américaines avant d’arriver ici, et ses méthodes sont éprouvées (et, oui, elles incluent la torture). Toutefois les épisodes vont progressivement révéler une femme qui n’est pas qu’un stéréotype, et qui cultive une réelle ambition d’indépendance.
Enfin, ne me laissez pas oublier Annie Thomas, notre victime. En voulant comprendre ce qui lui est arrivé, New Gold Mountain nous laisse entrevoir un parcours insoupçonné.

La série n’est pas une série sur elles, mais c’est une série qui fait un emploi magnifique de ces personnages, séparément ou, à l’occasion, ensemble. Il y a une scène incroyable (et heureusement plutôt longue) pendant laquelle, contre toute attente, Belle et Cheung Lei vont se parler de leurs vies, passées et à venir, et qui m’a presque donné envie d’un spin-off. Vous la reconnaîtrez quand vous la verrez.
D’une certaine façon, New Gold Mountain m’a rappelé les efforts produits par Into the West pour donner la parole à des femmes, et en particulier des femmes racisées, et ainsi raconter un bout d’Histoire sous un angle méconnu mais aussi intime. En-dehors de Shing, ce sont les personnages qui sans nul doute s’avèrent les plus riches dramatiquement.


C’est difficile de ne pas être touchée par la grâce de New Gold Mountain, par l’élégance sans fioritures de sa réalisation, par la complexité de ses personnages, par la tapisserie sans angle mort qu’elle tisse d’une Australie qui se construit durablement sur des fondations pourtant peu reluisantes.
Le multiculturalisme n’y apparaît ni comme un atout, ni comme un défaut : il est, c’est tout. Leung Wei Shing, qui est sans nul doute de culture chinoise, mais qui est aussi parfaitement bilingue et maîtrise (ou s’adapte pour maîtriser) les codes de toutes celles qu’il rencontre, est le parfait exemple de cela. Ni héros, ni anti-héros. Il se contente d’être là et d’essayer de le rester.

New Gold Mountain parvient à assembler des genres, des personnages et des intrigues différentes en seulement quatre épisodes (…même si avec une telle fin, on ne peut pas exclure totalement qu’il en vienne plus un jour) avec un brio rarement égalé. C’est une belle fresque, c’est une enquête complexe, et c’est un beau human drama (ce n’est pas sale). Il y a de quoi réjouir toutes sortes de téléphages ! Pourtant, la série ne donne jamais l’impression de manger à tous les râteliers, et certainement pas de s’adresser au plus petit dénominateur commun.
Dire que je vous la recommande relève de l’euphémisme.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    La série me tentait, mais je n’ai pas la foi pour une série longue, mais si tu dis qu’il n’y a que 4 épisodes, alors elle va directement aller rejoindre ma pile à voir parce que c’est plus facile à manger.

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