On aime bien parler des records. De la fois où la production de Lost a désossé un véritable avion de ligne pour tourner un simple pilote. Des 60 millions de dollars qu’il a fallu pour produire les 10 épisodes de la saison 1 de Game of Thrones. Du top des plus hauts salaires de la fiction américaine. Tout cela est impressionnant, mais la télévision, ce n’est pas qu’un déploiement de moyens. Et ça ne devrait pas l’être, non plus.
Hier, 4 séries dites « low budget » (bas coût, pour ceux qui préfèrent) étaient présentées lors de Séries Mania, venant de 3 pays différents, sous la houlette de Marie-Agnès Bruneau. Pour nous raconter l’autre Histoire de la télévision, celle qui s’écrit en creux et qui se bricole avec trois bouts de ficelle… ou presque.
C’est d’autant plus important que rarement les séries low budget ont été autant en demande ; non seulement les chaînes historiques veulent réduire leur budget (fragmentation du public, diminution des dépenses publicitaires, etc.), mais en plus, les nouvelles chaînes tentent d’entrer dans la course à la fiction et, avec leurs moyens, doivent revoir leurs ambitions à la baisse. En ouverture de la table ronde, Marie-Agnès Bruneau rappelait que la fiction est le genre télévisuel le plus cher à produire ; en moyenne, le CNC a estimé qu’en France, cela coûtait environ 900 000€ par heure. Je sais pas pour vous, mais j’ai pas la monnaie sur moi… Et pourtant, le nombre d’heures de fiction produites en France a augmenté l’an dernier ; pourquoi ? Parce que quand on n’a pas d’argent, il reste l’imagination. Enfin, bon, pas que.
Cut! / FRANCE
Produite pour France Ô, alors à la recherche d’une série originale à proposer en quotidienne, Cut!, c’est un budget initial d’environ 50 000€ par heure venant de la chaîne (la moins dotée du service public). Mais comme le souligne le producteur Bertrand Cohen, à cela il faut aussi ajouter d’autres sources de revenus, tels que les aides à la création du CNC, des fonds de la région (grâce au tournage à La Réunion), la participation de TV5 Monde et enfin une marge garantie par le distributeur, qui rentre dans ses frais grâce à l’exportation. On ne connaîtra pas le budget total de la série, mais Bertrand Cohen précisera que plus le nombre d’épisodes commandés est important, plus l’exportation est facilitée, ce qui améliore la marge de manœuvre. Cut! a été renouvelée le mois dernier pour une saison 2, avec 70 nouveaux épisodes.
Bon, comment ça se traduit dans la pratique ? D’abord en présentant un projet cohérent à la chaîne dés le début, prenant en compte la question financière. Par un rythme de tournage effréné. Avec 6 à 7 scènes tournées par jour, là où une fiction classique se contente de 2 scènes en général, Cut! est une course de vitesse, dans laquelle, à la fin de chaque tournage tous les soirs, il faut encore passer plusieurs heures à préparer la journée du lendemain pour pouvoir tenir les délais. Et à cela il fallait encore ajouter la production de contenus pour le dispositif transmedia intégré à la série. Tout cela en jonglant entre la supervision de l’équivalent d’un showrunner sur place, et les arbitrages permanents de la chaîne.
Głęboka woda / POLOGNE
Vous le savez si vous m’avez déjà vue parler de séries comme Intersexions, Yizo Yizo ou Shuga : parfois une bonne série fait plus pour une problématique qu’une campagne éducative. C’est en suivant ce précepte que le ministère des affaires sociales polonais décide de subventionner la création d’une série sur le travail des assistants sociaux. C’était leur idée, mais il leur fallait une société de production pour s’en charger à moindre frais ; l’équipe d’Agata Walkosz remporte le concours lancé par le ministère, et prépare donc ce qui deviendra la série Głęboka woda pour la chaîne publique TVP2.
A raison de 100 000 euros par épisode environ (et une première saison de 13 épisodes), Głęboka woda n’est pas la plus mal lotie de ce panel, c’est sûr. En revanche, les conditions de tournage relèvent de la folie douce : 5 jours et demi de tournage par épisode de 50 minutes ! Et par-dessus le marché, il fallait livrer vite : les 4 scénaristes n’avaient que quelques mois pour préparer la saison ; ils n’en avaient écrit que 6 lorsque le tournage a commencé.
In America / FRANCE
Dans un autre registre, In America pour OCS, c’est un format différent : 10 épisodes d’une demi-heure. Facile ? Pas vraiment, quand on a choisi de tourner aux USA. Mais comme l’explique Stéphane Drouet, producteur de la série : en faisant le choix de concevoir la série avant de réussir à la vendre à une chaîne, plutôt que d’adapter le pitch au budget, la série avait fait un choix. Le parti pris est de tourner au maximum en extérieur, afin non seulement de réduire les coûts mais aussi de tirer partie de la présence aux États-Unis : qui va tourner à Las Vegas pour s’enfermer dans une chambre d’hôtel ?!
Dés lors il fallait s’y tenir, et le pari a été réussi : la première saison d’In America a été tournée en 21 jours dont 15 aux USA, à raison de 50 000€ par épisode (« 5 minutes de House of Cards ! »), ce qui nous fait un épisode mis en boîte tous les deux jours en moyenne. Pour accomplir ce tour de passe-passe, c’est la préparation qui est essentielle. Et surtout, la moins onéreuse.
Fort heureusement, dans ce marathon, Stéphane Drouet explique que la liberté a été totale jusqu’à la livraison. A partir du moment où la série avait été achetée par OCS sur la base d’une bible et d’un épisode scripté, il n’y a pas eu d’intervention ultérieure.
Suspects / ROYAUME-UNI
Channel5, vous connaissez ? Voilà. Eh bien les Britanniques pas tellement non plus, vu que la chaîne représente environ 4% des parts de marché. Pourtant Channel5 a voulu se lancer dans l’aventure de la fiction, et c’est là qu’intervient Suspects, une série policière.
Pour Paul Marquess, l’un des co-créateurs de la série, c’est l’occasion de pitcher une idée qu’il a eue 10 ans plus tôt : si on peut faire des choses intéressantes avec peu d’argent (il a travaillé sur Coronation Street), ou avec des scripts simples délivrés en improvisation par des acteurs non-professionnels (il a également bossé sur de la télé réalité), qu’est-ce que ça pourrait donner avec de vrais acteurs pour une série de fiction ? Channel5 retient l’idée (alors sous le titre d’Evidence) et voilà comment démarre la production d’une série dont les acteurs improvisent leurs réactions et leurs dialogues. Channel5 dit banco, d’autant que le projet proposé lui coûterait moitié moins que ses quelques fictions habituelles ; en revanche, la chaîne doit faire une croix sur l’idée de commander d’abord un pilote, pour que Paul Marquess et son équipe puissent se mettre au boulot.
Marquess ne rentrera pas dans des considérations chiffrées (dommage), mais expliquera sa méthode pour délivrer Suspects à bas coût, et devinez quoi… il faut tourner vite. Pour cela, deux outils principaux : d’abord travailler énormément en amont avec les acteurs, pour qu’ils possèdent leur personnage et puissent réagir rapidement à ce qui arrive. Et ensuite, quelque chose d’encore rare à la télévision britannique : une writers’ room ! Dernière chose : capturer l’action sur le vif ; Suspects, ce sont des scènes qui ont au maximum été filmées en 5 prises.
Alors que retenir de cette table ronde ? D’abord que quand on n’a pas d’argent, il faut… être rapide. Ensuite, il faut être très préparé. Et pour finir, il faut avoir des idées (à peu près dans cet ordre). Vous le savez bien si vous avez suivi mes recommandations, et regardé des séries comme les différentes versions de BeTipul, ou The Booth at the End : un concept fort peut être très efficace, sans débauche d’argent.
Étrangement, s’ils devaient avoir un budget plus confortable… les producteurs disent qu’ils ne changeraient pas grand’chose. Ce qu’ils citent comme ressource infiniment plus importante, c’est le temps. Alors certes, le temps c’est de l’argent ; pour Cut!, tourner 2 scènes de moins par jour, c’est finir par tourner 3 semaines de plus, c’est une dépense qu’une série low budget ne peut se permettre. Mais au-delà de ça, personne ne semble avoir envie d’augmenter les dépenses techniques (certains personnages de Cut! se filment avec un portable, ça s’inscrit dans la narration… et ça allège les coûts !), par exemple. L’idée est que parfois, « less is more », et que c’est très bien comme ça.
Avantage supplémentaire : dans la majeure partie des cas, les choses vont trop vite pour que la chaîne qui a commandé la série ait le temps d’interférer ; et finalement ça donne une plus grande liberté.
Soyons sincères : l’échange incluait de nombreux non-dits aussi. Le tabou autour des questions d’argent (rha, donner des chiffres, ça reste difficile !), mais aussi des postes de dépense à sacrifier, rendait certaines réponses un peu plus diplomatiques qu’informatives. A titre d’exemple, Bertrand Cohen a admis à demi-mots que tout le monde dans l’équipe de Cut! n’était pas forcément rémunéré à hauteur de sa productivité (« oh, ce n’est pas possible chez nous », répondra Paul Marquess, « chez nous tout le monde est syndiqué »). De son côté, Suspects économise sur des postes insoupçonnés, par exemple en n’utilisant aucun éclairage pendant le tournage ; la technologie fait qu’il est possible aujourd’hui de s’en occuper facilement en post-prod, chose qui n’était pas possible il y a encore quelques années.
…La série low budget est-elle viable ? Cut! va atteindre les 140 épisodes, et la saison 3 de Głęboka woda est en cours de production. A noter que parmi les 10 pays ayant acquis les droits de Głęboka woda (ou, sous son titre international, The Deep End), Agata Walkosz a mentionné l’Australie, l’Allemagne ou encore… la France ! Hm, quoi ? J’étais pas au courant de celle-là ! Affaire à suivre.
…La série low budget est-elle forcée de tronquer la qualité ? Là encore, Głęboka woda a été récompensées lors de nombreux prix internationaux. In America a reçu un prix plus tôt cette année. Quant à Cut!, c’est son initiative transmédia qui a été repérée et lui a valu une nomination au Festival de Luchon.
…La série low budget a-t-elle de l’avenir ? Vous avez en tous cas les éléments pour en juger !