Pas un cadeau

24 mai 2024 à 13:22

Au large des côtés du Connemara, dans une petite ville portuaire qui vit (à grand’peine) de la pêche, les frères Magill viennent d’hériter d’une usine de conditionnement de poisson suite à la mort de leur père. Cet héritage date d’il y a un mois seulement, et a déjà suscité des tensions : au lieu de Macdara, l’aîné, c’est son frère JJ qui est devenu le gérant de l’entreprise familiale. Revenu du Canada où il vivait, JJ a la mauvaise surprise de découvrir une fois dans son rôle de directeur de l’usine que celle-ci est à deux doigts de déposer le bilan.
Alors qu’il vient d’annoncer une (première ?) vague de licenciements à ses employées (certaines ayant passé toute leur vie dans cette usine), JJ est appelé à intervenir en mer. Avec Macdara, il fait en effet partie de l’équipe de sauvetage volontaire de la ville, et ce soir-là, un petit bateau de pêche à la dérive est identifié alors qu’une tempête se lève. A bord, les deux frères, avec un troisième sauveteur nommé Jakob Soja, découvrent le corps d’une femme et une quantité impressionnante de drogue que de toute évidence personne ne va réclamer. Le nom de ce bateau ? An Bronntanas.

An Bronntanas, soit « le cadeau », est également le nom de cette mini-série irlandaise dont je me promets depuis des années de vous parler. En fait, ça fait dix ans, les tags m’en soient témoins ! Mais comme je l’ai revue ce mois-ci, je me suis dit que c’était le bon moment pour enfin tenir ma promesse. Je sais, vous étiez toutes impatientes…
Pourquoi ça fait dix ans que je repousse l’échéance d’écrire sur An Bronntanas ? Vous allez très vite comprendre. Et en même temps, vous allez m’en vouloir de n’avoir pas partagé ma trouvaille plus tôt.

Revenons sur ce sauvetage avant de nous atteler au reste : malgré la tempête qui fait rage, très vite les trois hommes décident d’embarquer les kilos de drogue trouvés sur le bateau, de revenir à la terre ferme, et de prétendre n’avoir pas trouvé le bateau. Se pose maintenant la question de ce que l’on fera de la providentielle cargaison : le dilemme commence.
…Euh, désolée de ruiner le suspense : il faudra environ 7,12 secondes à JJ, Macdara et Jakob avant de décider de revendre la drogue. Comme des gens normaux, ils se disent immédiatement : « oh hey, voici plusieurs kilos de drogue, on va les refourguer » sans avoir le moindre doute. Personnellement moi c’est pas le premier truc auquel je pense mais go off. Leur projet est de renflouer les caisses de l’usine Magill, et ainsi de ne pas avoir à supprimer des emplois dans les mois à venir ; projet fort louable au demeurant. Cette hésitation étant réglée, la question se pose à partir de là de savoir comment procéd-… et non en fait c’est super simple, il suffit d’aller voir le trafiquant de drogue du coin, qui fait son business assis au bar-funerarium (…au quoi ?!) de la ville avec son homme de main. Ah ben oui, suis-je bête. L’évidence-même.

Il y a des séries qui veulent forcer leurs protagonistes à lutter avec leur conscience avant de basculer dans l’illégalité, et puis il y a An Bronntanas. Cependant, la raison de ce choix réside dans le fait que, très vite, il apparaît comme une évidence que la série n’est pas là pour faire dans l’interrogation morale ou philosophique, et à la place, elle veut plutôt précipiter ses personnages dans une situation qui ne va cesser d’empirer. C’est un vrai thriller avec des morceaux dramatiques dedans, pas l’inverse.
Or donc, la situation empire sur plusieurs fronts. D’abord parce que la Garda, bien-sûr, s’en mêle. Il ne faut même pas 24h pour que le bateau soit retrouvé, ramené au port, et que le corps de la jeune femme soit découvert à l’intérieur, avec la plaie béante dans son torse et tout. C’est l’inspecteur Fiachra Greene qui est chargé de l’enquête ; fils d’un flic en uniforme et connaissance de longue date des frères Magill, il entretient avec les héros une longue histoire d’hostilité. Il place immédiatement les trois hommes sur sa liste de suspects (n’ayant, il est vrai, personne d’autre à lier au bateau), bien que n’ayant pas encore réussi à leur trouver à motif pour ce crime. Du coup, il mène un peu l’enquête à charge dés le départ. Fort heureusement, les preuves semblent continuellement lui échapper ; par exemple les enregistrements automatiques du bateau de secours n’ont ce soir-là pas fonctionné.

Pendant ce temps, JJ et Macdara, toujours aidés par Jakob qu’ils apprennent un peu à connaître, tentent de fourguer leur drogue… avant de réaliser que Tom Thumb, le trafiquant local, attendait précisément une livraison de drogue et qu’il apprécie peu qu’on essaie de lui vendre son chargement une seconde fois. Voilà donc maintenant que la racaille du Connemara est après nos trois hommes, en plus de la police.
Tout cela alors que l’usine Magill continue de rencontrer des difficultés, à plus forte raison parce qu’ils n’ont toujours pas l’argent nécessaire pour assainir ses finances ; la banque menace donc l’usine. Même avec l’aide de Róisín, l’ex de JJ (…et apparemment, brièvement, celle de Macdara aussi !), une ex-infirmière tenant aujourd’hui un bar mais qui vient aider sur la compta, les frères commencent à devenir très pessimistes quant au sort de l’entreprise familiale.

En fait, ce qui est fascinant dans cette série, c’est qu’elle avait absolument tous les ingrédients pour être bonne. Je le pense sincèrement : sur le papier, c’était du solide.
This show has everything
: une rivalité entre frères, une question d’héritage à la fois matériel et immatériel, une intrigue sur le traffic de drogue en milieu rural, un propos sur le pouvoir des banques, une romance avec une ex, et un Tom Thumb (c’est quand le trafiquant de drogue est un homme de petite taille).
Ç’aurait dû être la série de l’année !

Alors où les choses se sont-elles plantées ? Probablement dans le fait que An Bronntanas est courte, déjà. N’avoir que 5 épisodes fait qu’aucune situation n’a vraiment le temps d’être explorée. Mais de toute façon, elle ne donne pas l’impression d’avoir envie de discuter de ce qu’elle évoque. Par exemple on nous dit que JJ est dévasté à l’idée de devoir diminuer le nombre d’emplois à l’usine ; ça dure environ un quart de secondes. Et c’est pareil pour tout : l’alcoolisme de Macdara (on apprendra brièvement que le père Magill était lui-même alcoolique, et JJ également, et que Macdara est en fait le seul à n’avoir jamais réussi à se sevrer), qui explique pourquoi ce n’est pas lui qui a hérité de l’usine mais qui n’aura plus jamais la moindre importance ; le fait que JJ se soit tiré au Canada pour travailler dans des mines, ce qui n’aura pas vraiment d’impact dans l’essentiel de l’intrigue ; le fait que Róisín tienne un bar (comparativement, elle pansera un petit bobo de JJ qui permettra de mettre à profit ses connaissances d’infirmière) ; je ne suis même pas sûre qu’on ait, avant la fin de la série, une réponse définitive quant à ce que décide de faire la banque vis-à-vis de l’usine Magill. D’ailleurs sur ce sujet, je recommande bien plus sa compatriote Clean Break
Bref, An Bronntanas est un gigantesque bordel. Ya plein d’idées. Yen a pas une qui est exploitée ! Ce qui veut dire qu’il est très difficile de s’investir émotionnellement dans ce qui se passe, parce qu’on n’a jamais la sensation que le scénariste ne soit, lui-même, très attaché. En revanche pour nous fournir des retournements de situation réguliers, y compris à quelques minutes de la fin quand ça n’a plus autant d’intérêt, là d’accord.
Un autre problème de cette mini-série, un peu adjacent je suppose, tient dans son obstination à être aussi vague que possible. D’après mes notes, le mot « cocaïne » ne sera prononcé qu’une fois dans toute la saison, vers la fin du dernier épisode ; le reste du temps, tout le monde parle de « drogue ». Ce qui, bon, une fois, deux fois, peut-être trois fois, admettons. Mais cinq épisodes… ça commençait à devenir risible. Et en parlant de choses risibles, le fameux Tom Thumb, dont c’est réellement le pseudonyme dans les environs comme si c’était très impressionnant pour un trafiquant, est un personnage pas du tout pris au sérieux par la réalisation, avec une direction d’acteur désastreuse qui le tourne en personnage clownesque. Ses répliques ainsi que celles de son bras droit, Big Tone, ne sont pas du tout dans le même registre que le reste de la série, ce qui termine d’achever toute crédibilité à l’oeuvre.
Tout ça sans mentionner le fait que An Bronntanas est filmée comme… écoutez c’est bien simple, moi ça m’a rappelé Bergerac.

An Bronntanas n’est vraiment pas la série de l’année. Ni maintenant, ni lors de sa diffusion en 2014. Et je peux le prouver !
Qu’est-ce que l’audace ? C’est présenter une version re-montée d’An Bronntanas aux Oscars dans la catégorie du meilleur film de langue étrangère. Franchement, je savais que l’Irlande était un pays fier, mais je croyais pas que c’était un pays sans honte. Pour vous donner une idée : cette année-là, c’est La grande bellezza de Paolo Sorrentino qui a gagné le prix du meilleur film dans la compétition non-anglophone… effectivement on jouait pas dans la même catégorie. An Bronntanas était donc la proposition pour l’Irlande en 2014, et bien-entendu, ça n’a pas pris.

Voilà, ça fait dix ans que je me dis qu’il faut absolument que je vous parle de An Bronntanas, la série irlandaise qui semble convaincue qu’elle fait des choses très sérieuse mais qui en fait part dans tous les sens. Je sais que nombre d’entre vous adorent le hate-watching, et je pense que la série se prête sûrement très bien, pour qui le pratique, à du stone-watching. Donc je m’en voudrais de vous laisser louper ça, d’où cette review tardive, mais bien intentionnée… juste avant le weekend qui plus est. Voilà, c’est cadeau.


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