Avoidance issues

2 février 2017 à 14:14

L’an dernier, soyons clairs, j’ai chié dans la colle : en dépit d’un grand enthousiasme envers des séries comme Fleabag (à ma plus grande surprise, d’ailleurs), je ne vous ai proposé aucune review sur ce que certains appellent dorénavant les « sadcoms », c’est-à-dire, soyons clairs… des dramas d’une demi-heure. Ce que j’en pense ? Que c’est pas parce qu’un épisode fait une demi-heure qu’il transforme magiquement la série en comédie. Je ne comprends pas comment on peut considérer Fleabag comme une comédie ; il me semble que déjà la qualifier de dramédie est à la limite de l’irresponsabilité tant ce qu’elle explore est sombre. Même One Mississippi, qui met pourtant une comédienne de stand-up dans le premier rôle, n’est pas spécifiquement écrite pour être drôle. Au mieux elle est amère. Ou, tiens, grinçante ; comme quiconque a vu par exemple Black Mirror pourra le confirmer, ça n’est pas le propre d’une comédie, loin de là ! Ce sont des séries qui, certes, incluent quelques passages plus légers dans certains épisodes, mais figurez-vous que c’est aussi le cas de plein de séries dramatiques ! Sauf que voilà, parce qu’une série fait une demi-heure, paf, c’est automatiquement une comédie, alors on se met à inventer des genres et des appellations. M’agace, tiens.
Bon, je sens que j’ai un nouveau pet peeve. Il faudra qu’on en reparle à tête reposée.

Pour aujourd’hui je voulais en tous cas vous parler d’un autre de ces dramas d’une demi-heure, que j’ai pu voir en janvier grâce à un miracle sur un forum privé, vu que les séries irlandaises ne nous parviennent absolument jamais. Cette série, c’est Can’t Cope, Won’t Cope, et vous allez voir que si je cite Fleabag, ce n’est pas uniquement une question de format mais aussi de thèmes… dans une certaine mesure.

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Can’t Cope, Won’t Cope commence d’une façon qu’on pourrait presque qualifier d’habituelle, à présent que toutes sortes de séries mettant en scène des femmes perdues ont défilé sur nos écrans. On y découvre Aisling et Danielle, deux colocataires et meilleures amies, qui passent leurs nuits dans des clubs et qui ensuite retournent, le lendemain matin, à leur vie assez peu satisfaisante.

Aisling travaille dans la haute finance, mais n’a aucun intérêt pour son job bien qu’elle semble y exceller. Elle méprise sa patronne (incarnée par la délicieuse Amy Huberman que j’idolâtre depuis Threesome), à laquelle elle semble reprocher aussi bien ce qu’elle perçoit comme de l’incompétence que tout simplement son âge et son statut. Danielle, elle, jongle entre un boulot de babysitter dans lequel, il faut le dire, elle est parfaite, et des cours d’art à l’université où elle semble n’avoir aucun talent ni avenir.
Ce n’est donc pas totalement étonnant si les deux amies noient leur frustration dans des sorties quotidiennes et des bars pour oublier le quotidien. Toutefois, il y a aussi dans leurs soirées une réelle dimension d’amusement : elles ne sortent pas le soir pour se biturer, mais bien avec le projet de « faire la fête »… Simplement leur culture de la « fête » inclut de boire leur poids en alcool, ce qui est loin de leur être propre.
Can’t Cope, Won’t Cope (en partie grâce à son titre, mais pas seulement) rappelle donc régulièrement que derrière l’apparente insouciance des deux jeunes femmes, il y a un vrai mécanisme d’évitement. Le fait que les deux copines sortent systématiquement ensemble leur permet, en outre, de s’encourager l’une l’autre dans leurs comportements ; il apparaît vite, toutefois, qu’Aisling est la personnalité dominante du tandem.

A partir de la fin du premier épisode (la première saison en compte 6 ; pour l’instant je n’ai hélas pas trouvé trace d’un renouvellement), Can’t Cope, Won’t Cope commence à bifurquer. La série ne sera clairement pas une succession de sorties et de beuveries, mais bien la radiographie d’une évolution qui arrive sans s’annoncer. Par touches successives, il apparaît qu’Aisling n’est pas simplement une fêtarde : son recours systématique à l’alcool n’est pas limité aux soirées mais au petit matin, au déjeuner, à l’après-midi, et ainsi de suite. Cela a des répercussions, évidemment, sur ses choix, ou plutôt sur la façon inconséquente qu’elle a de se laisser porter… généralement pour réaliser trop tard qu’elle a fait une connerie. La fin du premier épisode, qui se déroule dans l’arrière-salle d’une pharmacie, est le premier exemple d’une longue liste, mais probablement le plus cinglant (cette scène impressionne d’autant plus quand on se rappelle qu’elle se déroule en Irlande d’ailleurs).
Or, les épisodes se succèdent, et les conneries aussi. Et le seul réflexe d’Aisling est d’ouvrir une nouvelle bouteille, de râler, et d’entraîner Danielle dans une nuit délurée de plus.

Or Can’t Cope, Won’t Cope, bien qu’elle fasse la part belle à Aisling à mesure que progresse son intrigue, fait un choix extrêmement intéressant : Danielle semble être en train d’évoluer.

Ce n’est pas vraiment conscient au début, juste une limite qu’elle ne semble pas prête à dépasser, mais la voilà qui quitte, lentement mais sûrement, le sillon d’Aisling. La progression est fabuleuse à observer : elle se traduit autant par de véritables prises de bec entre les deux amies, que par des intrigues personnelles qui poussent Danielle à faire des projets de son côté, sans chercher à prendre son indépendance, mais en finissant par la prendre naturellement. Il apparaît que c’est ce qui manque à Aisling : elle n’a aucun plan, ni à court ni à long terme, alors que Danielle, un peu réveillée par les critiques de prof d’arts plastiques, commence à réaliser que cette vie-là, elle n’en veut plus. Elle a fait son temps. Il doit y avoir autre chose. Danielle commence à se consacrer de plus en plus au dessin, mais aussi à fréquenter quelqu’un d’autre qu’Aisling (un camarade de classe… lui aussi artiste donc). Et voilà Danielle qui, sans vraiment y prendre garde au début, commence à initier de nouvelles choses.
La spirale d’auto-destruction qu’expérimente Aisling, on commence à plutôt bien la connaître dans la fiction ; mais cette juxtaposition avec l’évolution de Danielle, je l’ai trouvée neuve. Dans Can’t Cope, Wont Cope, l’amitié s’effrite sous nos yeux sans que, pour l’essentiel, les héroïnes ne s’en aperçoivent, ou encore une fois : trop tard. Ce n’est que quand un pallier dans la séparation est franchi qu’Aisling réalise qu’elle est seule, par exemple. Ou que Danielle prend conscience de sa motivation nouvelle.

Cela ne veut pas dire qu’Aisling est diabolisée par le processus d’amélioration personnelle de Danielle. Au contraire Can’t Cope, Won’t Cope insiste pour essayer de ne porter aucun jugement. Pour l’essentiel, ça marche plutôt bien.
On a l’impression que la succession de bourdes plus ou moins graves d’Aisling est montrée de façon factuelle ou, au moins, inévitable, mais pas à travers le prisme d’un jugement moral. Il y a cette impression, qui parfois prend à la gorge, qu’Aisling n’a pas conscience de ce qu’elle est en train de causer dans sa propre existence, des ponts qu’elle coupe, des obstacles qu’elle se construit pour l’avenir, et que Danielle et donc la série ne vont rien faire pour l’en empêcher. Danielle elle-même finit par arrêter pour se concentrer sur ses propres priorités, sur son avenir à elle, sur les projets qu’elle commence à échafauder, sur l’amitié plus saine qu’elle tisse ailleurs. Dans tout cela la solitude d’Aisling n’en est que plus aiguë, non pas parce que, à l’instar de l’héroïne de Fleabag, elle est subie, traumatique et accidentelle, mais parce qu’elle l’a causée sans même réfléchir, et qu’elle en paiera le prix plus tard. Quand ce sera irréparable.
Mais n’est-ce pas là le propre d’une stratégie d’évitement après tout ?

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Mon attachement envers Can’t Cope, Won’t Cope est immense, et c’est assez surprenant pour une saison (série ?) qui ne dure qu’une demi-douzaine d’épisodes d’une demi-heure.
L’interprétation du personnage, pourtant si facilement antipathique sur le papier, d’Aisling, est absolument parfaite (Seana Kerslake est versatile à souhait, mais toujours d’une belle fragilité), et celle qui est faite de Danielle ne démérite pas non plus en dépit de son temps d’antenne inférieur (Nika McGuigan campe une jeune femme assez quelconque mais réalisant que ça ne l’empêche pas de devenir quelqu’un, un portrait assez inédit à la télévision). Parvenant toujours à s’intéresser à la complexité de ses protagonistes, à révéler les mensonges qu’ils se répètent, ou au contraire à accompagner leur prise de conscience, Can’t Cope, Won’t Cope suit aussi la lente évolution de cette amitié en train de s’autodétruire sous nos yeux parce que… sur quoi était-elle fondée, au juste ? Sur les soirées passées à s’abrutir pour ne penser à rien ?

Peut-être que si je cite autant Fleabag dans cette review consacrée à Can’t Cope, Won’t Cope, c’est parce que bien que proches par certains aspects, les deux séries se complètent parfaitement. Mais j’ai personnellement préféré la série irlandaise, pour ce qu’elle propose à ses personnages : évoluer. Pas forcément changer. Juste devenir elles-mêmes, parce qu’on ne peut pas vivre une période transitoire indéfiniment. Là où Fleabag montre une héroïne prisonnière de ses démons, en quelque sorte, se dépeignant face camera comme un personnage assumant ses défauts, à prendre où à laisser, mais incapable de les remettre en question pour avancer et du coup meurtrie par elle-même, j’ai eu l’impression que Can’t Cope, Won’t Cope proposait d’aller de l’avant, et impliquait qu’il puisse s’agir d’un choix, non de quelque chose qui nous échappe.
Ce n’est pas facile (et Danielle va ramer pour se détacher de l’influence d’Aisling, mais aussi pour accomplir quelque chose par elle-même) et certainement pas un choix qui fait plaisir à interroger (Aisling n’est, dans le fond, pas incapable de voir que les choses vont mal, mais préfère se raccrocher à la facilité de l’alcool et/ou la baise plutôt que de chercher des solutions ; comme je le disais, de l’évitement). J’avoue que ça me parle plus, peut-être parce que j’ai profondément envie de penser qu’on peut transformer sa vie, je ne suis simplement pas sûre, au juste, de comment le faire. Ça m’a plu de voir Danielle se révéler à elle-même après avoir été dans l’ombre d’Aisling depuis des années, la voir vraiment se passionner pour quelque chose, s’y dédier.

Pourtant même si j’avais envie de m’identifier à elle, c’est à Aisling qu’est allé l’essentiel de ma tendresse. A ce personnage abimé, au juste par rien, mais pleine de rancœur. C’est un peu par le même processus cathartique qui m’a fascinée pour Eliot dans The Magicians : Aisling personnifie une forme de souffrance que j’ai envie de tenir à distance, et que j’ai pu la laisser exprimer en mon nom.
On devine bien que dans le fond, chaque fois qu’elle critique un tiers, c’est un peu à elle-même qu’elle en veut. Mais plutôt que de se prendre en main, elle se repose sur des dérivatifs. Elle pourrait faire quelque chose de sa vie, elle est visiblement brillante, belle et spirituelle, elle a plein de potentiel, mais sa frustration l’emporte sur tout et c’est ce qui la pousse à se saborder perpétuellement. Plus ou moins consciemment selon les situations. Elle envoie paître ceux qui essayent de la secouer (que la série montre alors sans les faire passer pour des monstres ; quand bien même elle est peut-être légèrement ridicule, la patronne d’Aisling essaye sincèrement de la rappeler à l’ordre à plusieurs reprises par exemple), s’obstinant à les juger responsables de ses maux. Sans aller jusqu’à la prendre en pitié (Can’t Cope, Won’t Cope fait son possible pour s’en garder), j’avais aussi envie de la voir exprimer quelque chose qui me tourmente, l’idée d’être, précisément, prise au piège par moi-même, et non par une situation jugée défavorable. La pire ennemie d’Aisling est bien-sûr Aisling, et je suis la mienne ; comment ne pas réagir à cela ?

Bien-sûr le divorce entre Danielle est Aisling est précisément la raison pour laquelle cette question de se prendre en charge est un tel déchirement. C’est plus facile, l’évitement. C’est confortable. Les récompenses sont immédiates. On peut rire de tout quand on vit comme si rien n’avait d’importance, quitte à se forcer un peu, ou à s’appuyer sur un exutoire quelconque. N’importe lequel, peu importe.
Et pourtant, c’est une expérience si solitaire et si stérile. J’aime que Can’t Cope, Won’t Cope me promette qu’en mettant un coup de collier, je peux être satisfaite de ce qui m’arrive, aussi simple les résultats puissent-ils être. J’ai un peu besoin de croire que ce divorce en moi se résoudra à l’amiable.

Plus qu’un jugement moralisateur, Can’t Cope, Won’t Cope étudie les mécanismes qui nous gouvernent, les facilités auxquelles on peut vite succomber… mais aussi l’autre option. Il ne s’agit pas (et pardon mais je vais encore citer Fleabag) de faire de cette crise quelque chose d’inexorable. Comme si elle était un signe des temps, la marque d’une génération quasiment. Parfois j’ai un peu peur qu’en dépeignant des personnages féminins mus par leur douleur, qu’en profitant de l’opportunité nouvelle qui se présente à nous dans la fiction dramatique ou dramédique, ces séries soient un peu dans l’évitement, elles aussi, au bout du compte. A force de montrer les excès, n’avons-nous pas oublié que d’autres choix étaient possibles ? Que si le sexe dénué de sens (et souvent de plaisir) ne nous intéresse pas ou plus, que si les soirées alcoolisées ne nous divertissent plus ou sont devenus quelque chose d’autre… nous pouvons arrêter d’y avoir recours ? Nous pouvons essayer d’autres choses. Nous pouvons essayer d’aller mieux. Il n’y a pas de garantie, mais l’évitement, lui, n’a pas mieux à promettre de toute façon.
Alors justement, Can’t Cope, Won’t Cope nous interroge sur ces personnages féminins dysfonctionnels, ou au moins décrits comme tels. Et leur donne le choix : Aisling et Danielle veulent-elles se complaire dans la contemplation de leurs cassures, au prix de leur avenir ou simplement leur estime d’elles-mêmes ? Se donneront-elles, au contraire, les moyens de se tirer du marasme ? Et si, contre l’absence de sens, la meilleure défense c’était d’en trouver au lieu de s’en désoler ? C’est un discours que j’avais besoin d’entendre, je crois, cette histoire de choix. Ou au moins d’options.

Je ne regrette pas, pas un instant, mes visionnages de séries dramatiques/dramédies d’une demi-heure (je refuserai, jusqu’à la tombe, l’emploi du terme « sadcom » !). Au contraire. En fait je suis profondément heureuse qu’on autorise les femmes aussi à être dépressives, ou à se comporter en « ratées », dans un univers télévisuel où ce sont longtemps les hommes qui ont eu ce privilège (la moitié du succès de Mad Men ne repose sur rien d’autre !), rappelant nos défauts, notre complexité, notre douleur, nos errances. Nous aussi on peut foutre notre vie en l’air, puis ruminer un verre d’alcool à la main que rien ne va comme il faudrait, il n’y a pas de raison. Nous aussi on peut cumuler les échecs et être atteintes dans notre chair par les déceptions de la vie, et c’est bien que des séries nous autorisent à l’explorer.
Mais je suis aussi contente que certaines fictions, dans le lot, proposent une porte de sortie. Une touche d’espoir ! L’idée que, oui, nous pouvons décider du chemin à prendre une fois ces constations faites. Que ce n’est pas gravé dans le marbre. J’admets bien volontiers avoir apprécié Fleabag, mais avoir été ulcérée à plusieurs reprises par ce personnage qui est prompt à assumer ses erreurs en nous regardant droit dans les yeux… mais beaucoup moins à cesser de les commettre encore et encore. Je comprends la tentation, pas de méprise… j’ai juste profondément envie d’y résister. Can’t Cope, Won’t Cope me rappelle par le parallèle entre ses deux héroïnes que ce n’est pas inéluctable, que j’ai une prise sur les choses. Que peut-être reprendre le contrôle suffit à changer des dynamiques, à défaut de tout révolutionner.
Si, comme Danielle, j’arrive à finir ce grand projet, celui qui semble inaccessible pour le moment, j’aurai réussi à accomplir plus que ledit projet : je me serai accomplie, moi. Ce sera déjà une immense victoire. J’ai envie de croire que c’est possible et que je ne suis pas obligée d’être Aisling à jamais.

Tout le monde n’a pas envie, ou besoin, d’entendre ce genre de choses, et j’en suis consciente. C’est très bien. N’est-ce pas merveilleux qu’il existe suffisamment de variations autour ce thème (encore si rare à la télévision il y a encore 10 ans), pour que chacune d’entre nous y trouve son compte ?

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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