Hell is for children

4 janvier 2019 à 8:00

A l’automne dernier, le New York Times a publié un projet unique, loin des articles et tribunes auxquelles on s’attend d’une institution journalistique comme la sienne, et conçu autour des outils de l’édition en ligne de la publication.

Trigger warning : maltraitance psychologique/émotionnelle, physique, sexuelle sur des enfants ; PTSD.

« This is 18« , dont le titre péremptoire n’envisage pas vraiment d’être passé à côté de la moindre nuance culturelle, sociale ou tout simplement humaine, nous emmène dans une douzaine de villes du monde aux côtés de jeunes filles ayant 18 ans ou en passe de les atteindre. J’ai lu ce projet, ses photos, ses idées de playlist, ses compléments de vocabulaire, ses mini-interviews, ses instagrammades sur les repas des unes et des autres, sans penser y découvrir de réalité nouvelle ni fondamentale sur le passage à l’âge adulte. Il est attendu de ce type d’article qu’il tente de mettre bout à bout des tranches de vies différentes pour créer un patchwork dont le but central est de pouvoir dire : « les adolescentes sont dans le fond toutes pareilles, et en même temps il n’y en a pas deux qui se ressemblent, surtout si on les observe aux quatre coins du monde ». Ce n’est pas le travail journalistique le plus ambitieux au monde, mais il encourage à un minimum de curiosité sur les autres, et sur leurs cultures, alors pourquoi pas. Et puis la forme fait que ce se lit sans prise de tête.
En revanche, un passage m’a très largement interloquée : au milieu des planches dédiées à l’une autre l’autre des adolescentes choisies (comment ?) pour cet article, quelques autres s’arrêtent sur des thèmes plus généraux, sur lesquels plusieurs de nos héroïnes du jour confrontent gentillement leurs expériences différentes. Celui qui m’a fait sursauter, c’est le panneau « Mom Knows Best ».

Un scrapbook de tout ce que la relation mère-fille a de plus cliché ?

Les citations intercalées entre les photos de famille valent toutes d’être lues, mais c’est celle de l’Américaine Hélène qui a retenu mon attention : « Recently I watched Gilmore Girls and I felt like it was just talking about my life: That strong mother-daughter bond is exactly what I have. We navigate the world together« . Comprenons-nous bien : je suis ravie que Hélène ait ce type de relation avec sa mère, et je suis plus ravie encore qu’elle ait trouvé une série qui reflète cette relation si importante à ses yeux.
La lecture de ces quelques mots par Hélène m’a pourtant aussi rendue toute la page « Mom Knows Best » moins joyeuse et douce à lire. Toutes ces adolescentes, toutes celles qui s’exprimaient en tous cas, avaient le même type de rapport avec leur mère (parfois en mentionnant leur père en coup de vent, sur le même ton). Mais à 17/18 ans, qui a une relation si joyeuse et parfaite avec ses parents ? Il m’a toujours semblé que l’âge de l’adolescence est celui qui au contraire pousse les uns à se confronter aux autres, pour commencer d’exister soi-même dans le monde, pour affiner sa personnalité par l’opposition voire le rejet, sans parler des velléités d’indépendance.
Toutes les jeunes héroïnes de « This is 18 » ont-elles ce rapport à leur maman ? Seules certaines s’expriment sur ce tableau, fidèlement à l’idée de patchwork. Ont-elles toutes été interrogées sur le sujet ? Si oui, l’une d’entre elles ou plus a-t-elle donné une réponse moins idyllique, parlant des engueulades, des moments d’incertitude sur la façon d’être traité (en enfant, ou en adulte ?), sur les projets qui se dessinent et ne sont pas forcément approuvés, sur les limites posées qu’on tolère de moins en moins, et ainsi de suite. Je suis prête à croire ces adolescentes quand elles me disent que leur maman est leur meilleure amie, mais où sont les autres ? Et je ne parle que des relations parents-ados tendues mais « normales ». Même pas des adolescents vivant dans des familles réellement maltraitantes. Elles existent. Que n’entend-on pas ces ados-là ?

Il ne se passe pas un jour depuis la mise en ligne de « This is 18 » sans que je ne pense à ce projet. Comment ces jeunes filles, sur des millions de possibilités d’entrevues, ont-elles été retenues pour ce projet ? Eh bien, sur la méthodologie, l’article est flou : à la base le New York Times a demandé à des femmes photographes du monde entier de choisir des sujets « dans leur communauté », un terme qui peut aussi bien impliquer qu’il s’agissait d’une petite voisine acceptant de se prêter au jeu, que d’une volontaire répondant à une petite annonce quelconque, et 712 possibilités encore. Par là, je m’interroge donc sur les possibilités pour qu’une personne ayant des expériences intrafamiliales négatives à raconter n’ait pas forcément l’accès nécessaire pour participer au projet (sans même aller jusqu’à imaginer que le New York Times aurait choisi d’écarter ces témoignages plus graves). Et ce presque par définition : quel parent maltraitant donnerait les autorisations nécessaires à la conduction d’un reportage risquant de soulever un lièvre ?
Pour le dire plus simplement : des jeunes filles de 18 ans maltraitées ont des chances quasi-nulles de pouvoir participer à une simple « photographie » de leur adolescence pour le New York Times, et d’y parler ouvertement de leur expérience radicalement différente.

Sûrement parce que je suis téléphage ET victime de violences dans l’enfance, ces mots de Hélène ne me quittaient pas : « Recently I watched Gilmore Girls and I felt like it was just talking about my life« …
« It was just talking about my life« , quelle révolution ! Mais alors, parmi les enfants ou les adolescents maltraités, qui peut dire qu’il regarde une série, et ressent qu’on parle très exactement de leur vie ? Où sont ces séries ?

Elles ne sont pas légion à faire mieux que mentionner le sujet en passant à la télévision américaine, et alors que je m’apprête pour mon second article de la semaine à vous parler de Patrick Melrose, en voici tout de même quelques unes.

Je commence par mon absolue préférée : la comédie méconnue Titus, qu’on doit au comédien Christopher Titus et qui trouve ses racines dans son spectacle de stand-up autobiographique Norman Rockwell is bleeding (toujours l’un de mes préférés à ce jour, d’ailleurs). La formule de Titus permet à la fois de proposer de nombreux flashbacks de divers stages de l’enfance de Titus et de son demi-frère Dave, aux côtés de leur père Kenneth, mais aussi de proposer une intrigue dans le présent, ayant la spécificité d’être tournée dans une unité de temps et de lieu plus proche des standards du sitcom (quasiment tous les épisode de Titus sont ainsi des bottle episodes, aérés par ces flashbacks variés).
Cet outil incroyable, rarissime dans un sitcom qui plus est, permet régulièrement de montrer à la fois les causes et les conséquences que cela a eu pour le héros et son frère de grandir sous l’autorité de cet homme terrifiant.

Dans Titus, le père est alcoolique (alcoolique fonctionnel, mais alcoolique tout de même), toxique, profondément négatif, parfois cruel à des fins «  » »éducatives » » ».
L’essentiel de la maltraitance dont il est l’auteur se manifeste sur un plan psychologique et émotionnel, qui sont les traumatismes avec lesquels Titus a le plus de mal à vivre encore aujourd’hui (dans le premier épisode, il présente son père comme étant le superhéros « Anti-Dad » dont on nous fait comprendre qu’il s’agit d’une private joke entre Titus et Dave).
Toutefois, on relève plusieurs références brèves à de la maltraitance physique, comme dans la capture ci-contre.

Avec tout ça, croyez-le ou non, Titus est une comédie, et hilarante avec ça, mais aussi pleine de finesse sur ce que c’est que d’être un adulte qui a dû se construire dans de telles conditions, et qui tente de se forger une vie « normale » malgré les circonstances.

Le cas de Titus est absolument exceptionnel pour une autre raison : bien que de nombreuses scènes du passé nous soient montrées, elles sont généralement suivies d’explications dans un cadre à part : une pièce filmée en noir et blanc qu’on comprend être la conscience du héros, généralement dotée d’une simple chaise où Titus-adulte offre un peu de recul sur les évènements en cours. Mais Titus ne mâche jamais ses mots pour dire, dans ce contexte ou tout simplement dans la vie de tous les jours, que ses expériences d’enfant l’ont traumatisé à vie. Sans trop s’appesantir sur les questions psychomédicales, Titus met en scène à plusieurs reprise une certaine expérience du stress post-traumatique. Et quand on voit, à mesure que les épisodes défilent, à quoi ressemblait la vie du petit Titus, on ne doute pas un seul instant de la difficulté à se relever de pareille enfance.
Titus est donc l’histoire d’un adulte pour qui le pire appartient temporellement au passé, mais se manifeste encore au présent, pas simplement par le biais d’actions de son père, mais parce que tout ce que ces abus lui ont appris l’empêchent d’être un adulte pleinement fonctionnel.

Quelque chose d’unique encore à mentionner sur le cas ô combien exceptionnel de Titus : non seulement la série s’attache à parler de maltraitance à plusieurs points dans le temps (petite enfance, enfance, et adolescence sont montrées dans les flashbacks ; plus le ressenti de Christopher Titus à l’âge adulte), mais elle s’attache à en parler avec une complexité rare. Une fois adulte, le héros vit dans la même ville que son père, lui rend encore régulièrement visite, s’inquiète pour lui, même. Sans aucun doute à cause de son caractère autobiographique, la série est capable de mettre le doigt sur la difficulté à prendre de la distance avec pareil parent, parce que les liens du sang restent fort et qu’on tente toujours de voir en un parent abusif au moins une chose qui a été faite correctement (« my father never missed a drink, or a joint, or a party, or a chance to get laid in his life… but he also never missed a day of work, or a house payment, or a car payment« ). Titus est un personnage qui court après l’approbation de son père tout au long de la série (sachant pertinemment qu’il ne l’aura jamais), un besoin paradoxal mais nourri par les difficultés qu’il éprouve avec son autre parent, une mère qui a vécu l’essentiel de sa vie en institution psychiatrique et n’a donc pas assumé de rôle dans sa vie du tout. Il faut bien qu’il y ait UN parent sur lequel compter, non ?

Je ne cite pas Titus uniquement parce que chaque année pour Noël, je me fais un marathon de la série (on a tous nos petites traditions familiales !). Non, je cite cette série parce qu’elle est absolument unique sur le sujet, forte d’une multitude de nuances, et l’exemple le plus développé d’un témoignage à la fois d’enfant et d’adulte sur la maltraitance pour un personnage principal. Aucune autre série ne s’y frotte, et Titus ne le fait, très franchement, que parce qu’elle est une comédie et qu’elle a l’outil du rire pour faire passer certaines choses sordides à ses spectateurs.
En outre, grâce à sa capacité à briser le quatrième mur lorsqu’il s’exprime depuis sa conscience, Christopher Titus a l’occasion de revenir sur plein de choses selon les situations qui se présentent. Une dispute avec sa petite amie n’est alors pas une simple dispute, c’est la conséquence du manque de confiance en soi découlant d’années d’abus émotionnel, par exemple. Tout rapport entre Titus et son jeune demi-frère Dave repose pour tout ou partie sur leur enfance passée dans la même maison, quand bien même leurs expériences y ont été différentes (Dave était couard et Titus ayant tendance à aller à l’affrontement). Parfois Titus ressent une certaine fierté d’avoir survécu à tout ça, ce qui l’a rendu plus fort…  du moins le pense-t-il jusqu’à découvrir que les choses ne sont pas si simples.

La plupart des autres séries touchant au sujet le font avec bien moins de dédication et de nuances, et j’ai sélectionné pour vous le démontrer plusieurs autres exemples de la télévision américaine, avec pour commencer House,  M.D. et The West Wing. Ces séries démontrent qu’évoquer la maltraitance dans l’enfance peut parfois être complètement raté, même par des séries se targuant d’une écriture intelligente.

Nul ne peut nier qu’il s’agit de personnages importants : Gregory House et Jed Bartlet sont chacun le personnage central de la série où on les trouve. Ces séries ont été des phénomènes absolus, d’ailleurs, bien plus que Titus et ses 3 timides saisons sur FOX. Et pour finir, ils sont importants en cela qu’on parle d’un médecin connu internationalement et du Président des États-Unis d’Amérique, au lieu d’un garagiste carrossier. Tous les éléments sont réunis pour que l’approche de House, M.D. et The West Wing ait un impact particulier sur leur nombreux public.
Pourtant ces deux hommes qui, chacun à sa manière, ont toute liberté de s’exprimer, sur le ton qui leur plait, auprès de leur entourage professionnel et privé, devant des millions de spectateurs… attendent plusieurs saisons avant de finir par cracher le morceau.

« Your father used to hit you, didn’t he, Mr. President ?« . C’est par cette phrase qu’on entre enfin dans le vif du sujet en moitié de saison 3 dans The West Wing. En effet, on avait vu une fois, à la toute fin de la saison 2, le père de Josiah Bartlet gifler son fils dans un flashback et, même si c’était dans le contexte d’un pensionnat d’élite en 1960, on avait bien compris que cette relation-là était pénible, et pas juste l’expression d’un autre temps. Il faut cependant une demi-saison de plus à la série pour admettre d’y revenir, et l’échange de Toby avec le Président à ce sujet conduit à un épisode pendant lequel un thérapeute spécialisé dans les traumatismes est appelé à l’aide… après que Bartlet ait passé plusieurs jours sans pouvoir fermer l’œil.
Cet arc, développé pour l’essentiel pendant cet épisode, est puissant… ne serait-ce que parce qu’il déconstruit des stéréotypes tenaces quant à la maltraitance : non, ce n’est pas uniquement le fait de personnes pauvres et/ou peu éduquées, et non, les victimes en grandissant ne deviennent pas systématiquement des bourreaux. Tout dans le contexte des abus tels que présentés, et dans la personnalité de Bartlet depuis toujours, contredit ces clichés. C’est incroyable et un peu admirable de voir pareille représentation.
Paradoxalement, cette représentation est aussi particulièrement stérile : le traumatisme de Jed Bartlet, qui n’est clairement pas réglé si une simple évocation de ces maltraitances par Toby lui vaut plusieurs jours d’insomnie, n’aura que peu de répercussions par la suite. La thérapie se poursuit dans quelques épisodes subséquents, mais ne devient jamais quelque chose que The West Wing veut explorer vraiment, d’abord parce que cela la détournerait de son objet central, et ensuite parce qu’elle a de véritables axes narratifs pendant cette saison-là, l’élection présidentielle, et rien ne saurait court-circuiter la réélection de Bartlet. Le psy Stanley Keyworth ne fera qu’une poignée d’apparitions avant de disparaître totalement.
The West Wing n’a bien-sûr jamais voulu être une série sur la maltraitance ni la survie à celle-ci, mais même en relativisant, il ne s’agit vraiment pas là d’un des arcs les plus heureux de la série.

C’est pire encore pour House, M.D., où il faut également attendre la 3e saison pour apprendre que Gregory House a vécu des mauvais traitements relevant de la torture, aux mains d’un membre de sa famille.
Lors d’un entretien avec une patiente souffrant de stress post-traumatique, il se livre à elle pour gagner sa confiance, et lui raconte comment sa grand’mère lui donnait des bains de glace et le faisait dormir dehors s’il n’était pas assez obéissant à son goût. Plus tard dans l’épisode, devant cette patiente qui exprime quelques doutes, il finit par admettre que ces choses sont bel et bien déroulées, mais que son bourreau était en réalité son père.
Et puis ? Et puis rien : comme tant de procedurals, cette anecdote n’est vouée qu’à ajouter artificiellement de la profondeur à une interaction passagère ; la patiente ne reviendra pas dans la série, et donc l’anecdote non plus.
On retrouve le même ressort avec un épisode de la saison 2 de Criminal Minds dans lequel on apprend soudain que l’agent Morgan avait été agressé sexuellement par le responsable du foyer où il avait vécu à l’adolescence. Là encore la révélation est tragique, mais porteuse de zéro conséquences sur le reste de la série ; la confession a été oubliée dés l’épisode suivant.

Avec le même modus operandi, le Dr Cox dans Scrubs a une expérience similaire. On sait grâce à un épisode de la saison 5, dans le contexte d’une visite de la sœur de Perry Cox, que celui-ci a grandi dans une famille où le père était alcoolique et abusif, et la mère incapable d’intervenir. Cet épisode est-il nécessaire pour nous donner un aperçu de la vulnérabilité et/ou de la carapace du Dr Cox ? Pas vraiment : d’autres épisodes, sans aller piocher dans le registre des maltraitances sur mineurs, le font très bien. Et c’est sûrement ce qui explique que Scrubs n’a aucune intention d’approfondir cet angle en particulier. Scrubs fait, au mieux, un survol d’un sujet qu’elle n’a jamais envisagé de tenir pour important dans la construction de son personnage, sans même parler de ses intrigues.
La seule autre référence explicite à ce passé douloureux, on l’obtiendra en saison 8, dans une scène dont Cox est absent : alors qu’elle fait la liste des traumatismes familiaux de son équipe à une interne qui vient de citer les siens pour se trouver des excuses, Carla affirme : « Dr Cox ? Emotionally and physically abusive dead parents which he may have killed, no one’s sure« . L’affirmation est si extrême (rien que dans sa formulation) qu’elle touche à l’humoristique plus qu’au dramatique, et rien, ni avant ni après, ne vient aider le spectateur à prendre cette remarque avec le sérieux qu’elle devrait mériter dans une série comme Scrubs.

Ce que ces exemples nous disent ? Que dans les séries, on veut bien admettre que des enfants ayant grandi dans des familles (ou structures) maltraitantes, il y en a. On n’est pas des monstres, on va pas les ignorer, en plus ça peut faire une petite séance de tire-larmes à peu de frais. C’est plus simple de se focaliser sur le fait que nombre d’entre eux sont devenus adultes, et circulent parmi nous.
Ca ne veut pas dire qu’on va montrer ces maltraitances aux spectateurs, hein, ou étudier la spécificité des répercussions de pareille expérience pour le personnage. Mais bon, voilà, c’est là, vous en faites ce que vous voulez. Nous, on veut pas trop avoir à l’écrire, et puis alors le casse-tête de le filmer quand on est en primetime, non, merci bien.

Des enfants/adolescents ayant vécu dans des familles maltraitantes, on peut encore en trouver quelques autres… notamment dans les séries destinées à ce public.
C’est le cas de Ryan Atwood, dans The OC, dont on découvre dans le premier épisode de la série que son beau-père le frappe (et probablement pas pour la première fois) ; la question n’est pas centrale dans la série, et à mesure que Ryan s’épanouit dans sa nouvelle vie chez les Cohen, cet axe va être progressivement gommé.
Jude, dans The Fosters, vit le même genre de parcours. Abusé dans son foyer précédent, il rejoint la famille de Stef et Lena Foster et n’aura plus autant à se confronter à son traumatisme initial, la série mettant l’accent sur son épanouissement en milieu familial. En outre, une grande partie de l’exploration de ses difficultés psychologiques repose sur son parcours d’adolescent gay.
Un cas un peu similaire est celui de Rickie qui est la victime de l’oncle qui l’élève dans My So-Called Life ; il finira par être mis à la porte de chez lui ; la maltraitance est ici une conséquence directe de l’homophobie. Une fois accueilli par des personnes plus bienveillantes (la famille d’Angela puis un professeur), il s’épanouira magiquement.
Enfin, plus récemment, dans 13 Reasons Why, les cassettes laissées par Hannah ont permis pendant la saison 1 de découvrir le quotidien de Justin Foley, qui d’une part est victime de négligences de la part de sa mère (une addict notoire), et de violences physiques de la part du petit-ami de celle-ci.

Sans exception, ces adolescents trouvent une façon d’échapper à leur quotidien, en étant accueilli par une famille et/ou un ami. La conséquence d’une telle progression est que la série n’a pas besoin de montrer les abus perpétrés sur le long terme (alors que cette durée est l’une des caractéristiques des violences intrafamiliales), et qu’en changeant de foyer, le personnage concerné commence magiquement à aller mieux ou au moins à exprimer mieux qui il est… une vaste simplification de la situation.

Enfin je ne serais pas en train de dresser un portrait crédible de la situation si je ne mentionnais pas les maltraitances explicitement montrées, mais que la série est totalement incapable de qualifier comme telles. C’est le plus souvent dans le registre de la comédie que l’on trouve ces situations. Elles ne sont pas à comprendre comme autre chose qu’une extension de notre incapacité, en tant que société, à reconnaître la maltraitance de  mineurs pour ce qu’elle est. La comédie est alors un moyen de chercher des excuses : c’est trop gros pour être grave, en quelque sorte.

L’une des premières séries m’ayant confrontée à ce cas est My Wife and Kids (Ma famille d’abord lors de sa diffusion en France), un sitcom qui a tout de banal en apparence. Comme beaucoup, beaucoup d’autres avant et après elle, la série tourne autour d’une famille de la middle class, les Kyle ; à la tête de la famille, on trouve Michael, un patriarche débordé par, je vous le donne en mille, les frasques de sa femme et de ses trois enfants.
Sauf qu’à bien y regarder, cette complainte du père débordé n’est pas si amusante. Michael est un autoritaire qui refuse aussi bien à son épouse (une femme active et intelligente, souvent plus fine que lui dans ses relations aux enfants) qu’à sa progéniture la moindre place pour exister. Tout à propos d’eux excède Michael, qui n’hésite pas à les brimer verbalement à longueur d’épisode ; c’est supposément ce qui est drôle.
La structure des épisodes est immuable : dés que les enfants tentent d’exister ou expriment un état d’âme, Michael Kyle s’énerve et les rabaisse immédiatement. Si son épouse exprime son désaccord, il la rappelle à son statut (implicitement inférieur) de femme, vise explicitement son poids, ou tourne au ridicule ses sentiments. Généralement il invente un stratagème tordu pour piéger ses enfants, ou sinon leur débite un laïus supposé expliquer pourquoi ils doivent faire ce qu’il veut et rien d’autre. Le pire c’est que les enfants, dans la plus pure tradition du sitcom familial, finissent par accepter la leçon, s’excuser (S’EXCUSER) et promettent qu’on ne les y reprendra plus. C’est comme ça que l’aînée Claire s’excusera dans un épisode d’avoir voulu aller à un bal de promo et d’en avoir empêchée sa mère de 35 ans qui n’en avait pas eu à son âge… C’est aussi avec ce genre de dynamiques que Junior, le fils, perpétuellement traité comme un parfait abruti, reçoit régulièrement des coups sur la tête, traités comme un gag récurrent et une conséquence logique de sa bêtise. Et quand un père choisit les coups, l’humiliation et la manipulation pour obtenir la plus stricte obéissance de sa propre famille, on est bel et bien dans la maltraitance. Mais My Wife and Kids pense qu’au contraire, c’est drôle de se moquer de l’épaisseur des fesses de Janet (une femme qui a donné naissance à TROIS enfants !), l’idiotie présumée de Junior, la superficialité de Claire… Et à chaque épisode, personne ne sort jamais grandi de l’intrigue, si ce n’est Michael qui s’érige alors en bon père qui a su tenir sa maison d’une main de maître.
Je cite My Wife and Kids parce que c’était la première fois que je prenais une telle série de plein fouet, mais elle n’est pas la seule à utiliser ce canevas. Beaucoup des sitcoms familiaux reposant sur une personnalité masculine commettent le même type d’erreur à des degrés variés (The War at Home, par exemple, même si contrairement à My Wife and Kids le personnage central peut parfois être montré comme ridicule dans ses tentatives), présentant la négation totale de l’existence des autres membres de la famille au profit d’un père cherchant le contrôle absolu comme le summum de l’humour.

Malcolm in the Middle opère dans une zone plus grise, mais mérite d’autant plus d’être mentionnée dans ce contexte. Cette fois, les deux parents Loïs et Hal sont un problème : ils se montrent proprement incapables de réagir sans hurler et/ou casser des choses. Loïs suscite d’ailleurs une terreur palpable chez les enfants qui, lorsqu’ils en parlent entre eux, ne laissent aucun doute sur l’ampleur du traumatisme fût-il présenté par le rire. Il lui arrive aussi régulièrement de se reposer sur l’humiliation, soit comme levier pour obtenir un résultat que sa seule autorité n’a pas suffi à avoir, soit même pour le plaisir (quand elle découvre que Reese possède des photos lingerie, elle colle sa propre photo sur tous les corps dénudés du catalogue… est-ce un acte éducatif ou du sadisme, honnêtement ?). Hal, complètement imprévisible, est peut-être plus inquiétant encore, pouvant passer du bon copain au fou furieux absolu en un quart de secondes, n’offrant aucune forme de stabilité. Et comme il est aussi un peu effrayé par sa femme, il fait un bien piètre allié face aux excès de celle-ci.
Toutefois, on n’est plus ici dans une simple normalisation insidieuse à la My Wife and Kids, qui ne remet jamais en compte les dynamiques de la famille Kyle. Dans Malcolm in the Middle, c’est volontairement extrême, et pire encore, c’est extrême pour être drôle. Objectivement, c’est de la maltraitance, mais avec cette approche outrancière, c’est de la maltraitance drôle, un peu comme dans The Simpsons. Problème : le dépeindre avec des personnages animés jaunes, et le dépeindre avec des acteurs (et des acteurs mineurs qui plus est), ça n’a pas le même impact.

Pire encore, il y a une justification récurrente à cette maltraitance, cette atmosphère de peur, ce conflit armé permanent : bien souvent, en mettant l’accent sur les bêtises de la fratrie, la série demande s’il ne le cherchent pas un peu ? C’est même dit explicitement à plusieurs reprises, le passage le plus refroidissant se présentant en saison 6. Dewey est interrogé par deux de ses aînés sur la raison pour laquelle Loïs le lasse tranquille depuis plusieurs jours, sans aucune punition, et son explication blâme totalement les fils de la famille :

« Because for the last three days, I haven’t done anything wrong. You see, Mom doesn’t yell and scream at us because it’s the only way she knows how to talk ; she does it because we do stuff that’s bad. And if you don’t do anything, she doesn’t get mad at you. You understand ? It’s not her, it’s us. »
Malcolm et Reese n’en croient pas un mot, évidemment (« Fine, don’t tell us« ). Ce sont eux qui, dans leur aveuglement obstiné, sont ridicules ; Dewey est présenté comme rationnel et dans le vrai.

Il y a cependant de brefs moments de doute dans Malcolm in the Middle, qui traversent l’esprit des parents eux-mêmes. La situation ne les rend pas heureux du tout, comme on peut le voir dans l’épisode où Loïs s’imagine une famille alternative où elle n’aurait eu que des filles (il en ressort que les problèmes ne viennent pas du fait qu’ils ont eu des garçons), ou dans l’épisode comprenant plusieurs flashbacks démontrant comment la famille en est venue à être crade, désorganisée, violente et pauvre, à chaque nouvelle naissance.
C’est surtout dans la difficulté de leurs rapports avec l’aîné Francis que cette interrogation devient la plus saillante. Francis n’hésite pas à les accuser ouvertement d’être de mauvais parents, d’être maltraitants, d’être profondément dysfonctionnels et bien d’autres choses ; pendant de longues saisons, ses récriminations sont ridiculisées, surtout qu’elles sont mises en parallèle avec les échecs successifs de ses tentatives d’autonomie ou de prouver leurs torts aux parents. Francis, selon la tradition familiale, est surtout bon à faire des conneries, même une fois émancipé, et accuser ses parents est l’une de ces conneries (voire une façon de refuser de prendre toute responsabilité pour ses choix).Mais de façon surprenante, également en saison 6, Loïs réalise finalement qu’elle aussi a manqué de prendre la moindre responsabilité pour ses actions en tant que parent :

C’est la seule fois que Malcolm in the Middle m’a fait pleurer, dans sa fine réalisation que les rapports entre la mère et le fils ne sont pas « guéris » pour autant, dans ce que ces excuses sont de désirées et pourtant impossibles à entendre, dans la panique ressentie par l’un comme par l’autre devant une vulnérabilité qui ne répare pas des années de rapports complexes et violents.
Hélas, après cette soudaine épiphanie, Loïs n’a aucune intention de changer son comportement avec les autres enfants de la fratrie. Pire encore, l’épisode final prouve qu’elle a toujours considéré que cela faisait partie de son « plan » pour l’avenir de Malcolm : toute son éducation repose sur la souffrance à dessein, dans l’espoir que faire souffrir son fils lui fasse plus tard accomplir de grandes choses. La maltraitance de Loïs, comme de beaucoup de parent, se nourrit d’une foi sans faille dans ses bonnes intentions…

Je pourrais mentionner quelques autres exemples : les références répétées à la violence du père de Don Draper (alors encore Dick Whitman) dans Mad Men ; le cas Profit dans lequel la maltraitance dans l’enfance a laissé des marques profondes, mais sont moins explorées que l’angle de la revanche, Flesh and Bone, où à un père maltraitant s’ajoute en plus une relation incestueuse entre l’héroïne et son frère ; la mère de Trish dans Jessica Jones ; ou encore The Good Doctor bien que n’étant absolument pas une priorité narrative de la série. Si j’en oublie, je vous invite de tout cœur à les mentionner en commentaire, que j’aille rattraper mon retard et/ou me rafraîchir la mémoire.
Oh et juste pour le fun, du côté non-américain (qui n’est pas l’objet du présent article), mentionnons brièvement quelques tentatives de représentation, de Misfits à Mother (et son remake Anne, plus explicite), hélas largement insuffisantes surtout si l’on inclut le cas de 37.5°C no Namida. De nombreux personnages de la franchise canadienne Degrassi ont également offert des variations sur ce thème.

« It was just talking about my life« . On en est bien loin pour les spectateurs de séries américaines dont l’enfance a été saccagée par des adultes de leur entourage. Rendez-vous dimanche pour la review consacrée spécifiquement à la représentation faite par Patrick Melrose, pour voir de quelle nouvelle façon la réponse des séries va continuer de me sembler insuffisante. Désolée pour le spoiler…

par

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

4 commentaires

  1. Mabo dit :

    Passionnant cet article et ça me fait réaliser pas mal de choses surtout sur Malcolm !

  2. john villow dit :

    Merci pour votre article.

  3. Tiadeets dit :

    Article très intéressant sur un sujet que je ne connais pas du tout et auquel je n’ai pas beaucoup réfléchi. Merci. 🙂

  4. Mila dit :

    « et 712 possibilités encore. » 712 spotted 😉

    Bon, mais plus sérieusement, j’ai lu tout cela avec intention et intérêt, et ça m’a beaucoup fait cogiter. Je n’avais jamais réfléchi à la question de façon « globale ». Dans le sens où je réalise (parfois, parce que des fois j’admets manquer de discernement) les soucis d’une série ou une autre (genre en revoyant Malcolm, qui est une série que j’ai toujours beaucoup aimé, ça m’a frappé pour la première fois que sous le rire, il y avait un gros souci de maltraitance; et j’ai toujours détesté le père de My Wife and Kids, les quelques fois où je suis tombée dessus à la télé, sans trop savoir pourquoi…) mais où je n’avais pas pensé à la représentation générale de la maltraitance dans le paysage téléphagique.

    Donc merci de m’avoir fait penser à ça.

    Et de m’avoir fait revoir cette scène de Malcolm aussi.

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