Front desk

30 juin 2019 à 17:30

Aujourd’hui je vous propose quelque chose d’un peu différent de l’ordinaire : au lieu de reviewer un pilote, je m’apprête à en reviewer quatre.
Bien-sûr, pas n’importe lesquels : à l’occasion du lancement récent de la série étasunienne Grand Hotel, j’ai décidé qu’on allait faire le tour de différentes séries nées d’une même idée de départ. Pour cela, on va donc parler d’une série, et de plusieurs de ses remakes. Ça va prendre une minute, oh, à peine. Mais grâce à toutes ces reviews, je vous invite à une gigantesque étude de cas sur la question du remake : par quelles pirouettes une même idée de série peut être adaptée pour plaire à des publics radicalement différents ?

Pour raconter cette passionnante histoire, la discussion du jour sera donc divisée en 4 parties :
Gran Hotel, la série originale espagnole ;
El Hotel de los Secretos, la telenovela mexicaine ;
Jaranid Awtil, le mosalsal égyptien ;
– et finalement Grand Hotel, la version américaine dont la diffusion vient de débuter.

Quatre séries, quatre continents, quatre cultures télévisuelles… une seule idée de départ.
Et cette idée, c’est celle de Gran Hotel, la série par laquelle tout a commencé, qui très logiquement est la première des reviews du jour.

L’intrigue de Gran Hotel démarre en 1906, et s’intéresse à un jeune homme pauvre dénommé Julio Olmedo, qui débarque dans un grand hôtel situé dans la ville (fictive) de Cantaloa.

L’établissement, finement nommé le Gran Hotel (diantre, les propriétaires sont des originaux), est le premier de toute l’Espagne à bénéficier d’une installation à la pointe du progrès : l’éclairage y est désormais électrique, et non plus assuré par des bougies et lampes à huiles. Cette avancée technologique a d’ailleurs été introduite en grande pompe, lors d’une soirée exceptionnelle, un mois avant l’arrivée de Julio.
Le jeune homme n’est pas là par hasard : il est venu rendre visite à sa sœur Cristina, embauchée par l’hôtel moins d’un an auparavant, et qui lui écrit chaque semaine depuis son arrivée… Enfin, « écrivait » : depuis un mois, les lettres ont cessé d’arriver. Venu lui rendre visite et en même temps désireux de comprendre pourquoi il n’a plus de nouvelles, Julio découvre que Cristina a, apparemment, été renvoyée un mois plus tôt pour avoir vol dans d’étranges circonstances. Elle aurait dérobé des bijoux à une résidente régulière de l’hôtel, Ludivina (surnommée « Lady »)… mais Julio est convaincu que l’accusation ne tient pas. Cristina n’aurait jamais volé ! Et même si c’était le cas, où serait partie sa sœur depuis l’incident ? Ca fait un mois que personne ne sait où elle est !
Il décide, un peu dans le feu de l’action il faut l’avouer, d’endosser une fausse identité : il prétend s’appeler Julio Espinosa, et se fait engager au sein du Gran Hotel, dans l’espoir d’éclaircir (ha ha) le mystère. Une seule personne connaît son secret au moment de son embauche, et les vraies raisons de sa présence à Cantaloa : un autre domestique du nom d’Andrés.

Gran Hotel démarre, cependant, avec une autre arrivée en parallèle : celle d’Alicia, une jeune femme de la classe aisée qui vient à l’hôtel parce que c’est sa mère, l’imposante Doña Teresa Alarcón, qui possède l’établissement. En fait, elle le mène avec une poigne de fer depuis que son époux est décédé. La famille Alarcón est d’ailleurs en train de se réunir pour une annonce importante dans son histoire, ainsi que dans l’histoire de l’hôtel : Doña Teresa a convenu avec le manager de l’hôtel, Diego, d’organiser les fiançailles d’Alicia avec celui-ci. Cela signifie que Diego fera partie de la famille, au détriment du mari de la sœur aînée d’Alicia qui semblait destiné à ce rôle ; mais cela veut aussi dire qu’Alicia est évincée par son futur mari de la position de gérante à laquelle elle se destinait (et à laquelle, de son vivant, son père aurait aspiré pour elle). Au moment de son arrivée, Alicia ignore encore ce qui se prépare. En fait, cela fait plusieurs mois qu’elle a été éloignée de l’établissement familial, bien qu’à son grand regret elle n’ait pas été autorisée à faire des études supérieures, et qu’elle a été tenue à l’écart de l’établissement qu’elle aime tant.

Tout dans le premier épisode est fait pour renvoyer dos à dos les deux mondes : celui de Julio est celui des pauvres, des employés, des moins que rien ; celui d’Alicia est celui des riches, des propriétaires, des puissants. La seconde et la première classe dans le train. La petite et la grande porte à l’hôtel. Les chambres aménagées dans les combles et les grandes suites dans les étages.
Vous l’aurez compris, Gran Hotel n’est pas qu’un thriller sur la disparition de Cristina : c’est aussi, voire surtout, un Upstairs, Downstairs où les différences sociales sont omniprésentes, et conditionnent l’existence de chacun dans ses moindres détails. Profondément hiérarchisée, mais aussi genrée, l’organisation du Gran Hotel est conçue pour que chacun occupe et surtout conserve une place bien précise. Il règne une forme de terreur à l’idée de casser ces codes, et si une partie de cette peur est due à la façon dont Doña Teresa administre l’hôtel, une autre raison de cette angoisse réside, tout simplement, dans l’époque.
Il est impensable pour les pauvres et les riches, ainsi que pour les hommes et les femmes, de se fréquenter hors de rapports rigidement codifiés. Gran Hotel bâtit l’essentiel des intrigues autour de ces impératifs, plusieurs fois explicités aux divers protagonistes d’ailleurs, s’assurant que chacun connaît sa place… Des ordres qui sont aussi, naturellement, particulièrement tentants à contourner, pour diverses raisons. Julio a les siennes, bien-sûr, et le début de son enquête va d’ailleurs prendre un tel tour, qu’il apparaît de façon claire aux spectateurs que plus il connaît et possède ces codes, plus il est capable de les ignorer avec audace. Mais ce qui le distingue des autres protagonistes n’est pas le fait qu’il ignore les obligations de classe et de genre : bien d’autres que lui le font, juste plus discrètement. Chacun a ses motivations pour essayer de briser une ou plusieurs de ces conventions qui semblent héritées du 19e siècle ; et si certaines de ces motivations sont apparentes, d’autres personnages cachent bien leur jeu. L’occasion de lever le voile, entre autres, sur les difficultés de la famille Alarcón à la tête de l’hôtel…

Gran Hotel doit sa naissance à divers ingrédients s’inscrivant dans son époque. Je dis « son époque », parce que… eh bien, 2011 c’est déjà une éternité en matière d’histoire télévisuelle, surtout alors que nous avons tendance à avoir la mémoire de plus en plus courte ! Et cette année-là, le contexte télévisuel espagnol est particulièrement propice l’émergence d’une série comme Gran Hotel.
Pour retracer l’histoire de ce succès, il faut commencer par préciser qu’en Espagne, les séries historiques forment en 2011 l’essentiel des succès télévisés. Il y a un appétit des spectateurs, et donc des diffuseurs, pour le genre ; les budgets s’envolent, les projets sont de plus en plus ambitieux, et les audiences sont au rendez-vous… la plupart du temps en tous cas. La bulle (car toute tendance télévisuelle n’est jamais qu’une bulle) n’a pas encore éclaté, et les séries historiques sont donc particulièrement nombreuses ; toutes les chaînes en commandent. Alors, certes l’envolée des budgets complique les choses pour certains diffuseurs, et la télévision publique en particulier a du mal à tirer totalement partie de cette tendance (comme le montre l’exemple compliqué d’Isabel), mais pour les chaînes privées c’est vraiment une aubaine, quand bien même la surenchère implique des investissements toujours plus conséquents. Pour le moment, en 2011, ces investissements sont rentables ; cela ne va commencer à être plus compliqué que dans les mois suivants (avec le cuisant échec de Toledo notamment).

Cette vague de séries historiques a ses gagnants et, au moins pour l’instant, peu de perdants.
Elle a en particulier profité à Bambú Producciones, une jeune société de production lancée à peine trois ans plus tôt. La compagnie a été fondée par Ramón Campos et Teresa Fernández-Valdés, un couple désireux de produire de la qualité mais qui a connu des démarrages difficiles. Leur premier projet, la série policière Guante blanco, a en effet été annulé au bout de 3 épisodes seulement… sur 13 produits (les 10 épisodes restants ont fini par être mis à disposition en streaming environ deux ans après ce fiasco). Le péplum Hispania, la Leyenda, lancé sur Antena3 à l’automne 2010, est enfin leur premier grand succès d’audiences. Les résultats épatants obtenus par la première saison de Hispania conduisent à la commande de Gran Hotel, qui débute un an plus tard presque jour pour jour, également sur Antena3. Pour la société de production, c’est le début des choses sérieuses !
Bambú repose sur les qualités des deux époux : Campos est plutôt le scénariste du tandem (bien que portant aussi régulièrement la casquette de producteur exécutif), et Fernández-Valdés est plutôt la productrice ; il faut aussi compter dans leur équipe la scénariste Gema R. Neira, avec laquelle Campos a travaillé plusieurs fois par le passé avant la création de Bambú, et qui devenue au fil du temps une partenaire d’écriture fiable. C’est très exactement cette équipe qui travaille sur Gran Hotel, établissant pour Bambú un mode de production solide, ainsi qu’un canevas sur lequel faire reposer leurs séries à venir. Un mélange savant de soap sur les différences de classe, de mystère à résoudre, de reconstitution léchée d’un milieu glamour, et de série en costumes mais contemporaine (hors Hispania, les productions historiques de Bambú se déroulent systématiquement au 20e siècle, contrairement à la majorité des autres séries de la vague de period dramas espagnols).
En bref, Gran Hotel est la série sans laquelle il n’y aurait pas de Velvet, de Las Chicas del Cable ou plus récemment d’Alta Mar, créées/produites par le trio, et dont les recettes sont systématiquement celles que je viens d’énoncer.

Il y a une dernière précision à apporter à ce contexte : cette recette n’aurait pas existé sans un autre facteur important, mais plus particulier. Si Gran Hotel a réussi, et permis à Bambú Producciones de devenir l’une des sociétés de production majeures du panorama espagnol pendant la décennie écoulée (au point d’être le premier partenaire espagnol de Netflix), c’est parce qu’elle a intégré des éléments venus d’une série bien spécifique…
Retournons donc en 2011 : quelques mois avant la commande de Gran Hotel, une certaine série du nom de Downton Abbey s’est imposée comme un phénomène international. Y compris en Espagne. Et la ressemblance est frappante à des niveaux narratifs, structurels et même visuels : dans le choix de l’époque, dans les questions de séparation entre riches et pauvres, dans l’évocation de l’irruption de la modernité dans les codes rigides de la haute société, dans l’intrigue autour de la sauvegarde de l’établissement, et jusque dans la façon de filmer les intérieurs comme les extérieurs du bâtiment sur lequel repose l’existence de la série. Il est impossible d’assister au ballet de serviteurs dans la série espagnole sans penser à la série britannique. Toutefois, naturellement, il ne s’agit pas d’une vulgaire copie : Gran Hotel ajoute ses propres ingrédients, à commencer par la question de la disparition de Cristina, qui est un élément de thriller absent de Downton Abbey. Mais il ne fait aucun doute que le period drama imaginé par Julian Fellowes a inspiré la conception de Gran Hotel, et la mise en œuvre du pilote lui-même.

…Est-ce à dire qu’il s’agit là d’un ingrédient nécessaire à l’existence de la série ? Comment le succès de Gran Hotel a-t-il pu se poursuivre au-delà des frontières et des années ? Eh bien, revenez pour les reviews suivantes de cette journée exceptionnelle, je m’apprête à vous raconter la suite de l’histoire.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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