Mots-delà

8 novembre 2019 à 19:02

Parmi les séries de la toute première rentrée d’Apple TV+ s’est glissée une petite curiosité. A côté de séries destinées à diverses catégories d’adultes (Dickinson, For All Mankind, See et The Morning Show), on trouve en effet une fiction pour la jeunesse, Ghostwriter.
Si vous me lisez attentivement, vous savez que les plateformes de streaming investissent dans les séries live action pour enfants, venant combler une lacune assez criante à la télévision américaine (qui n’en produit plus vraiment et préfère courtiser le public « préado »), tout en se penchant sur l’appétit d’autres territoires en la matière (entre autres le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada, l’Australie, sont historiquement des producteurs, et généralement co-producteurs d’ailleurs, de séries pour les spectateurs de 10 ans et moins). Netflix et Amazon n’en font pas trop la promotion, surtout comparativement aux séries plus adultes, mais chacune a dans son catalogue des séries originales pour cette tranche d’âge (j’en ai d’ailleurs reviewé précédemment, et vous ai mis des liens en bas d’article si vous aviez loupé ça). On n’en parle pas des masses, mais l’air de rien le streaming a déjà totalement conquis la génération qui grandit devant ces séries, et en particulier la catégorie « pre-school » qui n’a, en fait, même pas l’expérience de la télévision linéaire (quand ces consommateurs seront plus âgés, ça va faire tout drôle à la télévision traditionnelle).

Qu’Apple TV+ se lance donc dans le secteur n’est absolument pas surprenant. Ce qui l’est en réalité, c’est le choix de la série en question, Ghostwriter.

Ghostwriter n’est pas le remake de la série japonaise du même nom, je vous rassure, c’est quand même pas à ce point-là ! Par contre il s’agit d’un reboot d’une série des années 90 diffusée par… PBS. Rappelons que PBS, c’est la télévision publique et éducative américaine financée par le gouvernement, une exception dans ce pays qui l’un des rares au monde à avoir toujours donné la priorité aux chaînes privées financées par la publicité. PBS, c’est la chaîne historique de Sesame Street, par exemple, ou celle qui a accompagné pendant plusieurs décennies l’émission de Mister Rogers’ Neighborhood. C’est la chaîne qu’aiment la plupart des Américains, mais que peu d’entre eux regardent parce que ses programmes pour adultes ont la fâcheuse réputation d’être trop highbrow.

Lancée en 1992, la série originale Ghostwriter est produite par le Sesame Workshop, en collaboration avec plusieurs fondations et organisations caritatives, afin de promouvoir l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. La série se déroule à Brooklyn, alors qu’un jeune homme, Jamal, réveille un fantôme qui dormait dans la cave de la maison familiale ; ce fantôme ne peut s’exprimer qu’en utilisant les lettres qu’il trouve autour de lui, et donc uniquement par écrit. Surnommé le « ghost writer » (le fantôme écrivain, mais aussi un jeu de mot qui fait cruellement défaut à la langue française), le spectre aide Jamal et plusieurs de ses camarades à devenir de jeunes détectives, résolvant les mystères de leur quartier grâce à leur goût pour la lecture et les énigmes. Celles-ci se présentaient sous la forme d’arcs de 4 épisodes d’une demi-heure en moyenne (donc chaque intrigue durait 2h au total). A noter que même si ce n’est jamais explicité dans la série, le fantôme en question est, d’après les concepteurs de Ghostwriter, l’un des ancêtres de Jamal, un esclave ayant fui le Sud et appris à lire, ce qui expliquerait à la fois pourquoi l’éducation compte tant pour lui, et pourquoi il se trouve dans la cave de la famille de Jamal ; plutôt du lourd pour une série pour enfants.
L’intrigue de départ et la formule de Ghostwriter sont donc plutôt simple, mais elle fonctionne : la série devient l’une des fictions pour la jeunesse les plus regardée de son époque, et c’est uniquement faute d’un financement suffisant qu’elle s’arrête au bout de seulement 3 saisons. Le financement est en effet l’épine dans le pied de PBS depuis des décennies.

Mais vous comprenez bien que son côté hautement éducatif est, euh… comment dire ? Pas exactement compatible avec l’idée qu’on se fait du lancement d’une plateforme commerciale comme Apple TV+. Alors de reboot, à quoi ressemble-t-il ?

Ecoutez, j’ai envie de dire que le Ghostwriter de 2019 est à celui de 1992, ce que Battlestar Galactica est à la série originale de 1978. On sent qu’il y a un point de départ similaire mais sur le reste, tout change.
Dans le Ghostwriter d’Apple TV+, le héros s’appelle Ruben, et avec sa mère, il vient d’emménager chez son grand-père, un veuf qui ne rajeunit pas et a besoin d’aide depuis le décès de son épouse pour gérer la librairie qu’il tient depuis des décennies. Ruben a vraiment du mal à se faire à sa nouvelle vie : il n’a pas d’amis (il déjeune seul dans le couloir où se trouve son casier le midi), il a l’impression que personne n’a les mêmes loisirs que lui (il aime Naruto, faire du skateboard et dessiner), il n’aime pas New York (il y a trop de monde), et son meilleur ami Kai lui manque affreusement. En dépit des tentatives désespérées de sa mère pour le pousser à sociabiliser un peu, il se sent très seul.
La librairie de son grand-père est fréquentée par des jeunes de son âge. Enfin, surtout par Chevon, une intellectuelle curieuse et vorace de lectures, qui avant que Ruben n’arrive avait un peu décider que le libraire était son grand-père d’adoption à elle. Un frère et une sœur (qui ne se parlent pas à l’école mais sont plutôt proches), Donna et Curtis, sont des clients plus ponctuels. Mais un jour, ils se trouvent tous les quatre au même moment dans la librairie, et quelque chose d’incroyable se produit : un verre de jus d’orange chute, et un étrange message y apparaît… « hello ». C’est terrifiant mais les quatre enfants décident d’essayer de penser à autre chose. Pas de chance, les messages ne s’arrêtent pas là et il faut bientôt se rendre à l’évidence : un fantôme les hante (et pour le coup ils ont vraiment étudié toutes les autres possibilités !). Ce n’est pas la seule chose surnaturelle qui se produit : dans les couloirs de leur école, un lapin blanc muni d’une montre à goussets passe son temps à s’inquiéter d’être en retard (faut pas, mon lapinou !). Il semblerait qu’il se soit échappé d’un livre…
Contrairement à son aînée, cette nouvelle mouture de Ghostwriter est profondément feuilletonnante : quand s’achève le premier épisode, les enfants viennent à peine de comprendre ce qui se trame, et sont bien loin de savoir comment résoudre ce mystère, ou s’organiser (dans la série originale les enfants, dont le nombre a progressivement augmenté, formaient l’équivalent d’un club secret, avec des objets magiques pour communique avec le ghost writer, des signaux codés, des cérémonies d’intronisation, c’était carré). Ils sont un peu perdus et n’ont pas encore vraiment d’idée précise sur ce que veut leur ghost writer (qu’ils surnomment GW pour plus de discrétion). En outre, dans la série des années 90, si le mystérieux fantôme était bel et bien un être surnaturel, en revanche les affaires sur lesquelles les détectives en herbe planchaient étaient parfaitement réalistes, et ancrées dans la valeur éducative de la série (en abordant des questions comme : que faire si on te propose de la drogue, voler de l’argent aux adultes c’est mal, ou encore comment réagir face au harcèlement à l’école). Ici il n’en est rien, rapport au lapin en redingote qui parle.

Ça ne signifie absolument pas qu’il s’agit d’un échec ! A ce stade je pense que vous me connaissez suffisamment pour savoir que la fidélité à l’oeuvre d’origine n’est pas le premier de mes soucis. En fait je trouve même que l’équilibre est plutôt bon entre le souhait de faire quelque chose de divertissant (et pas du simple edutainment) et la volonté de préserver l’existant. Ce n’est sans doute pas étranger au fait que, comme il y a 27 ans, le Sesame Workshop est également investi dans la production de cette version.
Le Ghostwriter d’Apple TV+ n’est pas exactement la meilleure série pour la jeunesse qu’il m’ait été donné de voir (loin de là ; la direction d’acteurs, par exemple, laisse à désirer, et le Dieu de la Téléphagie sait combien c’est quelque chose d’important quand on travaille avec un cast d’enfants). Son premier épisode est plutôt prévisible, et même si j’ai apprécié de voir un peu d’humour (essentiellement venant des dialogues entre les jeunes héros), les choses sont un peu paresseuses. Et il y a fort à parier, même si je n’en connais pas le montant, que le budget soit trèèèèèès loin de celui de The Morning Show ou autre. Par contre, là où je pense qu’Apple TV+ a réussi son coup, c’est à la fois dans la cure de jouvence offerte à une série qui a plutôt mal vieilli, et dans la volonté de proposer d’emblée, à la sortie de ses toutes premières séries, une fiction pour la jeunesse avec de l’ambition. Pas l’ambition d’entrer dans l’histoire téléphagique, faut pas pousser, mais l’ambition de donner dans le mieux disant. Je l’ai dit mais je vais le redire : en matière de séries live action, la télé américaine est très pauvre pour cette catégorie de spectateurs ; et par moments, j’ai eu l’impression que Ghostwriter était consciente que cela. Son approche et son ton, dans le fond, sont assez voisins de ce qu’on peut trouver à la télévision australienne ou britannique. C’est pas la panacée téléphagique, si vous voulez… mais c’est quand même tout ça que Disney Channel et Nickelodeon n’auront pas.

Je n’ai pas encore testé les autres nouveautés d’Apple TV+ de ce mois de novembre, mais je peux déjà vous assurer que sur les séries pour enfants, elle a réussi à se positionner de façon plutôt convaincante sur un créneau unique. Ghostwriter ne fait pas partie de la première salve de renouvellements de la plateforme, mais je lui souhaite sincèrement d’avoir au moins la même longévité que son ancêtre.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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