The Kanojo Experience

6 mai 2022 à 22:45

Avec le lancement de la nouvelle saison japonaise le mois dernier, les idées de dorama à commencer ne manquent pas. Pourtant, une série en particulier avait attiré mon attention d’emblée, et j’en surveillais étroitement les sous-titres : Ashita, Watashi wa Dareka no Kanojo. Derrière ce titre un peu long (littéralement : « Demain, je serai la petite amie de quelqu’un ») se cache une adaptation d’un manga dont j’ignorais jusque récemment l’existence, au synopsis un peu singulier : suivre le quotidien de jeunes femmes qui louent leurs services comme escorts, mais sans échange de services sexuels (même pas ceux fournis, pourtant légalement, par les personnages d’une série comme Fruits Takuhaibin, qu’à l’époque j’avais reviewée en intégralité ici).
Être une petite amie sur commande, ce n’est pas nouveau et certainement pas au Japon où le phénomène est connu et documenté depuis environ les années 90, souvent par son aspect sensationnaliste en cela qu’il concerne également des adolescentes (un phénomène nommé enjo kousai ; c’était, après tout, le point de départ de Kamisama, Mou Sukoshi Dake dés 1998).

Il s’agit donc un sujet qui a soulevé son lot de débats plus ou moins de bonne foi au fil des décennies, sur la moralité de la chose, les motivations financières de ses participantes, ou encore les dynamiques genrées révélées par ce travail… mais, comme souvent dans ce domaine de relations transactionnelles (qu’elles soient sexuelles ou non), on entend assez peu les premières concernées sur le sujet.

Trigger warning : maltraitance infantile, agression sexuelle.

Or, Ashita, Watashi wa Dareka no Kanojo est précisément une série qui se déroule entièrement du point de vue de jeunes femmes offrant cette fameuse « girlfriend experience« .

De ce côté-là on ne peut pas dire que le premier épisode déçoive. Ashita, Watashi wa Dareka no Kanojo semble prendre un tour semi-anthologique, dans lequel chaque épisode concerne une jeune femme en particulier, détaillant sa vie quotidienne ainsi que ses activités rémunérées, et nous donnant accès à ses pensées, ses souvenirs, ses émotions. Et soyons claires tout de suite : il n’y a rien là d’aspirationnel. Ashita, Watashi wa Dareka no Kanojo est déterminée à ne pas donner de girlfriend experience à ses spectatrices, mais au contraire à les pousser à l’empathie.
L’héroïne du premier épisode est Yuki, une jeune femme qui nous introduit à son quotidien avec un discours en voix-off désabusé : la vie à Tokyo requiert de l’argent, un support system robuste, et un caractère en acier trempé. Et même avec tout ça, la vie est difficile, limitée, réduite à la survie bien souvent. De son minuscule studio tokyoïte, elle nous invite à regarder les conditions dans lesquelles elle essaye de survivre, donc, alors qu’elle n’a ni argent, ni entourage sur lequel se reposer, ni même une force de caractère phénoménale. Ce dernier point est évidemment à relativiser : c’est la façon dont elle se perçoit avant tout… mais il y a une bonne raison à cela : Yuki vit avec un traumatisme conséquent. Quelques très brefs flashbacks nous invitent à découvrir qu’elle a grandi dans la pauvreté et la négligence, et même si on ne nous dit pas comment (pas vraiment besoin de toute façon), cette enfance dénuée l’a laissée avec une large cicatrice sur la joue droite. Afin de travailler, elle camoufle sa balafre sous une épaisse couche de fond de teint qu’elle commande spécialement, et qui lui permet d’avoir l’air « normale » et « jolie » (ces critères étant, naturellement, un peu arbitraires), un prérequis dans sa profession.
Pour un épisode d’introduction, choisir une protagoniste comme Yuki n’est pas innocent : il s’agit de montrer qu’il n’y a rien de glamour dans cette existence, et que derrière le sourire parfait adressé à sa clientèle parce que le job l’impose, il y a en réalité une vraie complexité. Cette complexité, les clients ne sont pas prêts à l’entendre (j’y reviens), mais Ashita, Watashi wa Dareka no Kanojo estime que nous, si.

Yuki endosse le rôle de la petite amie idéale avec aisance, mais invite les spectatrices à ne jamais perdre à l’esprit qu’il s’agit bel et bien d’un rôle. Elle nous invite à relever ce qui, dans le discours de ses clients, est parfois mauvais signe (« je veux vous revoir/réembaucher plus souvent » n’est par exemple pas la bonne nouvelle qu’on pourrait croire), par exemple ; ça, et le fait que certains clients espèrent par ce discours pouvoir obtenir des relations sexuelles (un très bref flashback nous indiquera que certains ne demandent même pas). D’une façon générale, le fait qu’elle ait grandi et vive toujours aujourd’hui sans le moindre privilège nous invite à considérer les dynamiques à l’oeuvre dans son métier. Et Ashita, Watashi wa Dareka no Kanojo insiste beaucoup, implicitement ET explicitement, sur cette notion de privilège.
La série semble aussi fermement décidée à explorer ce privilège d’un point de vue genré ; sans le nommer comme tel, bien-sûr (ou au moins, pas dés le premier épisode ; mais les séries japonaises donnent rarement dans l’énonciation verbale de ce genre de choses). Deux clients que nous verrons pendant ce premier épisode vont insister sur le fait qu’ils sont conscients que Yuki n’est pas une vraie petite amie : ils répètent combien ils savent que ce qu’elle leur fournit est faux ; c’est dit à la fois avec une forme de clarté, et une forme de regret. Cela sonne comme une souffrance pour eux : « je sais que ce que tu me dis n’est pas ce que tu penses », et clairement dans l’espoir d’être contredit dans au moins un cas… mais en même temps, la série n’est pas intéressée par leur blessure d’orgueil. Pas une seconde. Ce que ce premier épisode souligne à plusieurs occasions, c’est que cette attitude est précisément ce qui en fait des hommes que Yuki ne fréquenterait pas autrement que professionnellement : ils veulent à la fois payer pour ce service, et avoir le sentiment de mériter une petite amie comme elle gratuitement (…sauf qu’évidemment, ce n’est pas « elle »). Vouloir ce degré de contrôle sur non ce que Yuki leur dit, mais ce qu’elle pense et ressent, est précisément ce qui en fait des clients et non des petits amis potentiels.

Les épisodes suivants devraient nous montrer d’autres profils ; la meilleure amie de Yuki, Rina, est vraisemblablement la prochaine. Elle travaille dans le même secteur que Yuki, mais a une personnalité différente, plus ouverte. Dans cette introduction, nous la voyons brièvement se réjouir de commencer à fréquenter un homme (…personnellement), ce qui tourne au vinaigre avant la fin de l’épisode. Quelques plans passagers nous donnent un aperçu encore plus bref des trois autres protagonistes ; je suis particulièrement intéressée par la jeune femme plus size (pour le Japon, en tout cas). Il est très rare de voir de telles protagonistes sur les écrans japonais (à part quelques rôles secondaires et/ou à l’occasion Naomi Watanabe), et j’anticipe que ça veut dire qu’on nous parlera (à mots couverts, certainement) de grossophobie, vu l’ambiance de ce premier épisode, mais peut-être pas uniquement.
En tout cas il y a vraiment beaucoup de choses qui se disent pendant cette première demi-heure de télévision, qui a dépassé mes espérances. Il m’a d’ailleurs fallu faire deux pauses pendant ce visionnage, pour aller me « dégourdir les jambes », c’est-à-dire aller hurler dans la cuisine en répétant « wow ! oh my Dieu, wow ! sérieusement ! wooow » pendant deux à trois minutes en portant mes mains à ma nuque tout en marchant en rond. Bon, vu mon histoire personnelle et mes inclinations féministes, ce n’est pas très surprenant, mais si les trigger warnings de cette review vous font le même effet qu’à moi, Ashita, Watashi wa Dareka no Kanojo est définitivement une série à tenter.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    Oh je me note le nom !

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