La famille, c’est sacré

26 octobre 2023 à 23:51

Il vous souvient peut-être que, l’an dernier, je vous faisais remarquer combien les communautés voyageuses étaient peu représentées dans la fiction, mais qu’un bruissement de mouvement commençait à se faire dans certaines séries. Parfois en toile de fond (comme dans la belge Baraki qui parle d’une famille dont les ancêtres voyageaient, mais qui vivent de façon sédentaire), parfois un peu plus comme un moteur principal (telle le period drama Luna Park), et souvent à mi-chemin entre les deux (genre la série turque Üç Kuruş). Les représentations, cependant, sont peu voire pas interrogées par ces séries, et c’est dans ce contexte qu’est arrivée, en septembre, une série polonaise de Netflix : Infamia.

Infamia prend à bras-le-corps les problématiques d’identité collective et individuelle, en suivant une adolescente, Gita, alors qu’elle se trouve à un moment-clé à la fois de sa relation à son héritage, et de sa propre vie. Quels choix faire pour l’avenir quand le patrimoine familial pèse aussi lourd dans la balance ?

Le mécanisme n’est pas des plus originaux, mais on n’est pas là pour faire dans la surprise. Infamia (ou Infamy de son titre international), comme beaucoup de séries similaires créées pour des groupes différents, s’interroge sur l’équilibre à trouver, si seulement il peut l’être.
Gita Burano a grandi sur la route, en Europe, avec ses parents Marko et Viola, ainsi que ses adelphes. La famille a finit par s’installer au sein d’une communauté de « gens du voyage », et Gita a pu aller à l’école, où elle a fait des rencontres, noué des amitiés. Seulement voilà : Marko et Viola ont décidé de retourner en Pologne, dans la famille paternelle, dont, pour des raisons auxquelles il n’est fait que des allusions, jusque là elles se sont tenues éloignées. Ce déménagement (comme souvent les déménagements dans les fictions sur des personnages jeunes) est un bouleversement pour Gita ; elle quitte ce qui lui est familier pour retrouver une famille large qui, paradoxalement, lui est devenue étrangère. Qui plus est, ce retour est l’occasion pour Viola d’insister, plus que jamais, sur le respect strict du Romanipen. Comme Gita s’apprête à le découvrir (ou plus vraisemblablement redécouvrir, car elle n’en est pas ignorante : elle a juste grandi dans un cadre qui n’était pas aussi attentif à son respect), ce code informel est très strict quant aux rôles genrés.

L’arrivée en Pologne, dans la maison de son oncle, où vivent plusieurs générations de sa famille paternelle, est pleine de sentiments mêlés. Gita se sent chez elle, retrouvant avec émotion des membres d’une famille qu’elle a connue, petite, et que soudain elle est touchée de revoir quand quelques kilomètres plus tôt cela ne l’intéressait pas de revenir. Elle est frappée par le vivre ensemble, qui dépasse ce que ses expériences précédentes d’un mode de vie en communauté ont pu lui offrir (par exemple elle et ses adelphes partagent une large chambre avec ses cousins). Elle découvre une maison qui est sans nul doute chargée d’histoire. De l’histoire de sa famille. De son histoire. Et pourtant elle la découvre.
Dés les premiers jours, pourtant, Gita ressent aussi l’importance du Romanipen dans son existence ; plus que jamais, son attitude, son habillement, ses activités, ses sorties, sont règlementées par un code strict. Sa mère semble plus que jamais attentive à ce que Gita suive les codes traditionnels (en grande partie parce que son comportement sera interprété comme le reflet de son père, déjà peu en odeur de sainteté dans sa propre famille). Les conflits ne se matérialisent pas tout de suite, mais on sent qu’ils ne sont pas loin de germer, quand le premier épisode d’Infamia observe Gita se faufiler hors de la maison pour s’inscrire en douce au lycée voisin…
Sans aucun doute possible, la collision est inévitable. Pour le moment, elle prend la forme de petits conflits sur une jupe à porter ou le fait de servir les hommes à table. Elle va rapidement s’amplifier, et porter sur des enjeux plus vitaux.

Il y a, ne vous y trompez pas, quelques moments précieux dans Infamia. Des instants pendant lesquels Gita se réconcilie avec une culture dont elle n’a été qu’à moitié familière pendant longtemps. Des passages pendant lesquels elle s’émerveille de sa capacité à trouver de la liberté malgré les interdits.
La connivence entre Gita et son père Marko est également un point fort de la série. Marko n’est pas seulement peu intéressé par la stricte adhérence au Romanipen : il est aussi en conflit avec sa propre famille (les deux n’étant pas nécessairement sans lien, cela dit). Avant leur départ pour la Pologne, Gita lui a démontré à quel point prendre la route à nouveau la touchait ; il lui a donné une chance de rester en arrière, de ne pas partir avec la famille, de préserver son indépendance. Gita a fait le choix (et à mesure qu’avance cet épisode, on sent qu’il lui coûtera plus tard) de finalement les suivre, malgré tout. Il le regrette presque, parce qu’il sait (et qu’il nous l’a communiqué, par allusion, très tôt dans l’épisode) quelle vie attend sa fille aînée. Il voit, et nous voyons à travers lui, ce que cette nouvelle vie comporte de risque pour le tempérament indépendant de sa fille. Il est prêt à l’écouter, bien plus que Viola. C’est une très jolie, mais déjà un peu compliquée, relation qu’explore Infamia entre un père et une fille… qui, à partir de maintenant, peut aussi bien se distendre que devenir plus forte.

Au risque de me répéter, rien dans tout cela ne relève de l’inédit. Infamia ne dépeint, en substance, rien qui n’ait été présenté dans d’autres fictions dans lesquelles une adolescente se trouve en conflit avec ses parents ou grand-parents. Gita commence à développer ses propres envies, ses propres valeurs même, et elles sont incompatibles avec les attentes de générations plus âgées.
N’est-ce pas le conflit central au cœur d’œuvres comme Inside Out, Everything Everywhere All At Once, ou encore Encanto ? Comme ces films, et comme bien des séries s’inscrivant dans la même démarche, Infamia n’est pas là pour trouver des situations incroyables ou des angles inexplorés par des milliers d’année de fiction, tous médias confondus. Non. Elle veut s’intéresser à ce que ce conflit universel porte, lorsque non seulement on vit un moment de l’adolescence propice à l’opposition face aux figures parentales (ou grand-parentales ? est-ce un mot, seulement ?), mais parce qu’il faut se préoccuper de ce que cette opposition signifie à l’échelle de la famille. On ne fait pas sa crise d’adolescence de la même façon quand on doit aussi s’inquiéter de la survie d’une culture minoritaire, longtemps persécutée, toujours incomprise. On ne peut pas se permettre de tout envoyer valser quand la famille est un socle sur lequel tant repose, y compris tout un style de vie. On ne peut pas juste tout refuser parce que l’on est une personne qui a grandi dans un milieu donné.
Infamia explore les contradictions, les compromis, et les obstinations, qui se présentent dans ces circonstances. Et le fait, je trouve, avec pas mal de joliesse.

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