Monstres parfaits

18 novembre 2023 à 16:22

Après Bonn hier, on reste dans la fiction historique d’espionnage aujourd’hui… mais en changeant complètement de continent.
Mary & Mike (à ne certainement pas confondre avec Mike & Molly !) est une mini-série chilienne diffusée en 2018, qui revient sur les années Pinochet. Mary Callejas et Michael « Mike » Townley, ont une vie de famille en apparence normale, au sein de leur magnifique demeure en marge de Santiago du Chili. Elle passe son temps à organiser des sauteries ou à son club littéraire, et s’imagine autrice de talent. Il est euh probablement dans le commerce, ou quelque chose. Ces identités, toutefois, cachent une réalité moins glamour : le couple travaille pour les Renseignements de la dictature, un service appelé DINA.

Une part de moi est sincèrement impressionnée par le parti pris de Mary & Mike. La plupart des séries modernes portant sur cette période historique (ou, d’ailleurs, des séries non-chiliennes sur d’autres régimes aussi dévastateurs) préfèreraient adopter le point de vue d’espionnes tentant de démanteler un système injuste, ou à tout le moins, d’essayer de sauver des vies. C’est, par exemple, l’objet de la mini-série finno-chilienne Invisible Heroes (même si cette comparaison est un peu anachronique, puisque cette dernière a été diffusée un an après Mary & Mike).
Il y a plusieurs raisons à cette position souvent adoptée par défaut, l’une d’entre elles étant que faire une fiction sur des personnes associées à un régime tortionnaire n’est pas exactement le meilleur moyen de faire fonctionner l’affectif des spectatrices… On peut difficilement demander à un public de s’identifier à des gens qui travaillent pour un dictateur, pas vrai ? Mais la plus importante de ces raisons, bien-sûr, c’est qu’il s’agit d’un passé douloureux, et qu’il est difficile de trouver une Chilienne qui n’ait une connexion personnelle avec le sujet. Dés lors, comment aborder la dictature autrement que par la critique ? Le procédé, toutefois, a ses limites ; il a tendance à créer l’idée déformante que l’attitude par défaut pendant cette époque était de réprouver, de s’opposer, de résister… Se forme alors une image du passé qui peut flirter dangereusement avec le révisionnisme.
Il en faut donc, du courage, pour assumer que les héros de Mary & Mike seront des supporters de l’insupportable. Courage nécessaire, mais courage quand même.

En fait, elles sont un peu plus que des supporters. Il n’est pas question pour les deux protagonistes centrales de la série de se limiter à transporter des microfilms ou obtenir des photos compromettantes, ou quoi que ce soit du même registre. Mary et Mike luttent très activement contre les opposantes du régime de Pinochet. Activement… et concrètement. Le premier épisode les montre en train de kidnapper un prêtre, de le torturer, de le faire disparaître. Il n’y a aucune ambiguïté : il s’agit de monstres.
Ce sont d’autant plus des personnages monstrueux qu’elles prennent un plaisir non-dissimulé à jouer de ce pouvoir. Il n’y a aucune forme de remords, même passager, ici. Il n’y a pas d’hésitation. Il n’y a pas de conflit (si ce n’est que Mike est maladivement jaloux). Il n’y a même pas vraiment de risque. C’est que, contrairement à, mettons, The Americans, il n’y a rien à redouter pour Mary et Mike de la part du gouvernement : c’est précisément lui qui leur offre les moyens de mener leurs affaires dégueulasses. Si jamais la police s’interpose, par exemple, il leur suffit de sortir un badge avec le logo DINA, et les questions cessent immédiatement. Le couple ainsi que les deux collègues qui travaillent avec lui sait donc qu’il est intouchable. Pas étonnant qu’il se sente pousser des ailes. Il semble que par moments, Mary & Mike essaie d’insister sur l’ivresse que procure l’impression de ne rien avoir à risquer.

…Ce n’est pas tout-à-fait vrai, bien-sûr. Le passé de Mary, par exemple, fait parfois lever un sourcil à ses interlocuteurs (elle a passé quelques temps dans un kibboutz… c’est-à-dire une structure associée aux mouvements gauchistes), Mike est quant à lui un « gringo » (et, d’après Wikipedia, un ancien membre de la CIA, même si je ne crois pas que cela ait été dit dans cet épisode introductif). Il ne faudrait pas grand’chose pour que la dictature décide que l’un, l’autre ou les deux relèvent plus de traitres que de parfaites espionnes.
Mais surtout, ce sur quoi veut insister Mary & Mike, c’est que le couple conduit ses affaires en étroite relation avec sa vie personnelle. Le prêtre enlevé dans ce premier épisode, par exemple, est torturé dans le sous-sol de la magnifique villa du couple, à quelques mètres à peine de leur piscine. Les fêtes organisées par Mary se font dans leur salon. On dépose les enfants à l’école dans la même voiture qu’on utilise pour aller rendre prendre ses ordres auprès d’un général. Dans le fond, une partie de l’assurance, voire l’arrogance du couple, tient au luxe dans lequel il vit avec ses deux enfants ; leur villa est splendide, enviée de quiconque la visite, et inclut quelques domestiques qui, assurément, ajoutent à l’impression de confort de Mary et Mike.
L’écran érigé entre les activités dégueulasses du couple et leur vie quotidienne est minime, justement à cause du sentiment de sécurité que Mary et Mike ont développé au fil de leurs succès.

C’est un peu ça, qui intrigue dans ce premier épisode. On cherche désespérément la faille des yeux (peut-être pour éviter de regarder l’écran pendant qu’un prêtre se fait électrocuter les couilles par trois espionnes parfaitement stoïques). On se demande à quel moment il va y avoir un danger, et sous quelle forme il pourrait bien se matérialiser alors que tout semble sourire aux protagonistes de la série. Mary & Mike démarre en 1974 ; le régime de Pinochet vient à peine de commencer, et le couple pourrait bien être à l’abri pour un moment.
L’espionnage est supposé être un métier dangereux. Pour l’heure, Mary & Mike démontre surtout à quel point ce sont ses deux héroïnes éponymes qui représentent un danger inarrêtable et dévastateur.

La bonne nouvelle, c’est qu’elles ont fini par s’arrêter quand même : Mariana Callejas et Michael Townley, qui ont véritablement existé, ont connu de nombreux démêlés judiciaires. Alors, si Mary & Mike raconte leurs exactions, c’est plus comme un dossier à charge que comme un couple romanesque à la Bonnie & Clyde.

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1 commentaire

  1. Mila dit :

    Pour le coup, c’est vrai que la série a l’air de prendre un point de vue très différent de celui qu’on aurait attendu, et c’est intriguant… potentiellement casse-gueule, aussi, mais visiblement c’est bien fait ! Tu comptes regarder la suite ? (tu regardes tellement de pilotes, même quand tu en aimes un, je suppose que tu ne regardes pas forcément ce qu’il y a après, y a pas assez d’heures dans la journée…)

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