Active love

12 janvier 2024 à 21:01

Comme la plupart d’entre nous, j’ai commencé à regarder des séries très jeune. Si jeune, en fait, que je ne me souviens pas des premières que j’ai regardées ; c’est sur la base de choses qui m’ont été rapportées, et sur cette base seulement, que je sais qu’enfant, je dévorais The Tripods ou Uchuu Keiji Gavan. Ma passion pour la télévision, je suis incapable de vous dire quand elle a commencé, comment, à cause de quelle série, quelle scène, quelle image, quel mot. De toute façon, il y a de fortes chances pour que ça n’ait jamais été l’affaire d’une seule série, d’une seule scène, d’une seule image, d’un seul mot. Nos parcours téléphagiques sont alambiqués, que voulez-vous… Au fil des années, mille raisons ont probablement fait de moi une téléphage amoureuse de cette forme artistique, avant même que je n’en prenne conscience.
Aujourd’hui pourtant, si on me le demande, je sais précisément ce que j’aime dans les séries.

J’aime les émotions que je ressens. C’est la raison première pour laquelle je me suis prise de passion pour la fiction sérielle, après tout. C’est cette recherche constante d’une nouvelle émotion, à partir de personnages et/ou de situations qui deviennent lentement familières, mais recèlent des émois qui me prendront par surprise. La plupart de mes meilleurs souvenirs de jeunesse avec la télévision, à l’enfance et surtout à l’adolescence, je les dois à des épisodes qui m’ont dévastée au moment où je m’y attendais le moins. Les séries ont le don de me rendre vulnérable à une foule de choses, et de me faire aimer cet état de vulnérabilité. De le rechercher, même ! Combien de fois ai-je abandonné une série qui semblait solide (et était armée d’une toute aussi solide réputation) parce qu’elle ne me faisait rien ressentir ? C’était les 25 ans de The Sopranos cette semaine, ajoute-t-elle, à propos de rien. J’aime passionnément commencer un épisode dans un état d’esprit et le finir dans un tout autre ; le menton baigné de larmes, peut-être. Ou un immense sourire sur les lèvres. Les yeux écarquillés par la surprise de m’être pris quelque chose que je n’avais quasiment aucun moyen de prédire avant de commencer. Le cœur battant d’avoir une fois de plus été conquise par l’art d’autrui. On recommence quand ?

J’aime la durée. Quand bien même je ne m’engage plus aussi souvent qu’avant dans des séries destinées à durer (pour des raisons de préférences locales, ou parce que c’est désormais ce qu’il faut attendre par défaut d’une série de plateforme), j’apprécie la perspective d’avoir plusieurs épisodes devant moi, à tout le moins. C’est certainement vrai par opposition à un film, que je vois plus comme un truc dans lequel j’ai moins besoin de m’engager émotionnellement et intellectuellement parce que de toute façon, dans deux à trois heures, ce sera fini. Et en plus on sait que ça finira bien dans l’immense majorité des cas. Il y a résolument quelque chose de psychologique dans cette préférence, surtout dans le cas de certaines séries qui possèdent des saisons parfois bien brèves (voir par exemple : Sort Of), mais cette perspective de procéder par paliers m’enchante. Les épisodes deviennent ces unités au sein desquelles il peut se passer toutes sortes de choses, pour approfondir des personnages, explorer l’univers, ou encore proposer des expérimentations narratives. Mieux encore : tout cela à la fois. Tout peut arriver. Absolument tout. Il suffit de revenir pour l’épisode suivant et de faire tourner la roue à nouveau.

J’aime les réflexions que la télévision suscite. Aucune autre forme artistique ne m’a jamais poussée à autant d’introspection que la télévision. Je n’ai pas que grandi devant la télé : j’ai surtout grandi avec elle. Un passage-clé de ma téléphagie, lorsque j’ai commencé à vraiment m’impliquer dans ce que je regardais, à multiplier les lectures, à être plus intentionnelle dans ma consommation et ma compréhension des séries… je l’ai vécu à un moment-charnière de ma propre vie. Même si une série donnée, individuellement, ne nous accompagne pas toujours au fil des ans (de moins en moins, à vrai dire), collectivement les séries m’ont portée d’une réalisation à l’autre, ont offert une multitudes d’opportunité de regarder sous un angle différent à quoi ressemblait ma vie, mon histoire, ou encore mes valeurs. Me pousser à m’interroger sur moi-même, mon rapport à d’autres, mon rapport à l’ailleurs, est quelque chose que nulle autre forme artistique a jamais fait pour moi.

J’aime la découverte. C’est un cliché, mais la télévision a toujours été cette fenêtre sur le monde ; dans les années 90, je me reconnaissais dans ces plans de Profit, ce gamin qui avait grandi dans un carton étriqué avec pour seul aperçu sur l’extérieur l’écran de la télévision familiale. Dans une certaine mesure, c’est toujours un peu vrai aujourd’hui. Les décennies que j’ai passées à côtoyer la télévision ont consisté uniquement à me pousser à élargir mes horizons. Cela s’est traduit par l’appétit de séries en particulier, puis d’une envie de regarder toutes les séries américaines existantes, puis toutes les séries de la planète passées présentes et à venir. Chaque fois que je réalise qu’il y a toujours plus à voir, je me régale. Je n’en aurai jamais fait le tour, et encore heureux. Puisse le flot ne jamais s’interrompre de choses qui m’emmènent là où mon esprit n’est jamais allé.

Plus le temps passe, plus j’aime aussi le fait de l’aimer. Le fait que la télévision me soit si familière, paradoxalement. Pas tant que des séries me soient familières (ces derniers temps, je revois très peu de séries que j’ai aimées par le passé), que le fait de reconnaître des idées, des ingrédients, des formules. Comparer avec ce que je connais m’éclate autant que découvrir ce que je ne connais pas. J’aime ce que fait mon cerveau quand je regarde le premier épisode d’une nouvelle série. Je ne connais rien d’elle, mais je connais le médium, alors mille pensées se bousculent. Je regarde la façon dont la série expose ses personnages et ses situations, et les engrenages tournent : « Ah, dis-donc, c’est intéressant, ça. La plupart des séries auraient fait commencer l’action il y a 5 ans. Ou auraient raconté ce qu’il s’est passé il y a 5 ans par des flashbacks. Ou auraient montré cette scène, 5 ans plus tard, mais s’en seraient servies comme d’un cadre narratif. Or, là, cette série-là, elle veut vraiment raconter l’après ». J’aime la façon dont mon esprit reconnaît les tropes d’un genre télévisuel donné (« on a vu plus des deux-tiers de l’épisode et le personnage commence enfin à manger : c’est définitivement une série d’appétit ! »), la façon dont je peux recouper des références télévisuelles (« Ha !!! Une allusion à Yizo Yizo, je connais cette série ! Ça m’arrive pas souvent de comprendre une référence sud-africaine, tiens »), la façon dont je formule des reviews au fil de mes journées quand je suis inspirée (« La mort est vécue par tout le monde pareil, mais le deuil dépend… hm alors non, ça, faut que ça trempe un peu avant d’arriver à quelque chose… et cette casserole aussi »). J’aime la riche histoire de ce medium. Savoir que les séries existent dans une continuité, que la forme qu’elles prennent a un sens, et même plus : une trajectoire. J’aime avoir à l’esprit comment un genre a émergé dans un pays, alors que certains autres pas du tout ; j’aime assister à la façon dont ça se manifeste dans une série de ce genre-là produite dans ce pays-là. Plus tard, j’aime en parler. Parler de ce que j’ai appris, encourager d’autres à en apprendre plus, à peut-être tenter ce qu’elles n’auraient pas vu sans un coup de coude insistant de ma part.
J’aime observer comment différents pays promeuvent leurs séries (hélas on n’aura pas le temps de revenir sur la longue et fascinante histoire du product placement aujourd’hui) ; j’aime même trouver une image qui me satisfait, que j’ai envie de tourner en « représentante » sur le tag d’une série produite dans un pays qui ne produit quasiment jamais de beau matériel promotionnel, sauf que ce coup-là, j’ai eu du bol. J’aime les heures que je passe à écumer les moteurs de recherche en quête d’une information précise sur une série produite dans une langue que je ne parle pas, mais qui me parle ; j’aime au moins autant sinon plus les heures que je passe à écumer les moteurs de recherche en quête de l’information qui me fera comprendre une référence historique, culturelle ou linguistique. Faites pétez les onglets : c’est la marque familière d’une série qui a su me ravir. J’aime chercher la prochaine série à regarder, me demander si j’ai déjà vu une série de ce pays-là, ou si j’ai déjà vu une série de ce genre spécifique dans ce pays en particulier, et essayer régulièrement de sortir des chemins déjà empruntés. Je sais où je n’ai pas encore posé le pied justement parce que j’ai tant cartographié déjà…

J’aime que la télévision ne soit pas quelque chose de passif pour moi. C’est ça qui me rend passionnée : à quel point la télévision est tout sauf un acte de réception passive. Cc’est un engagement temporel, émotionnel, intellectuel, culturel, social. La télévision est un art tellement vivant. Et moi avec elle.


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1 commentaire

  1. Mila dit :

    Un de mes plus grands plaisirs dans la vie est de voir les gens que j’aime aimer ce qu’ils font, ou lisent, ou regardent, ou chantent, ou etc etc… du coup j’ai adoré lire cet article, c’était une jolie façon de commencer l’année ♥

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