La liberté a un coût

25 mai 2024 à 17:14

Ce mois-ci, deux séries asiatiques ont démarré sur le thème de la prostitution, au moins (ça peut être plus, surtout vu qu’il y a des pays où j’ai très peu de visibilité). J’ai trouvé la coïncidence d’autant plus intéressante que toutes les deux sont également des séries historiques !
Parlons pour commencer de la série thaïlandaise Bangkok Khanika, ou Bangkok Blossom de son titre international (on reviendra sur Heeramandi dans une autre review). Lancée par oneD, une plateforme de streaming qui n’a que deux ans mais propose déjà plusieurs séries originales, en plus d’être la plateforme sur laquelle on peut trouver les séries de plusieurs chaînes linéaires. Il y a d’ailleurs une autre série récente de oneD que j’aimerais bien trouver avec des sous-titres, Phu Langka ; espérons que je puisse revenir sur son cas prochainement.
Mais pour le moment, partons pour 1892 et entrons dans la maison close de Bangkok Khanika, pour y rencontrer ses trois héroïnes. Ce qui ne se fera, naturellement, pas sans un petit avertissement…

Trigger warning : viol en réunion.

Au juste, je ne sais pas à quoi vous vous attendiez vu le sujet.

Dans le très vivant quartier de Sampheng (surtout la nuit !) se trouve la maison Buppachad, un bordel bien connu des élites de la ville. L’endroit est géré par une femme du nom de Madame Ratree, qui traite les prostituées qui travaillent pour elle comme des moins que rien. Cela inclut les soeurs Kularb, Botan et Tianyod ont grandi sous son toit.
Apparemment, Ratree a élevé les trois soeurs depuis leur enfance, mais je n’ai pas compris si elles étaient ses filles biologiques… ou juste ses « filles ». Il y a pas mal de cultures dans lesquelles le même terme est utilisé pour « mère » et pour « patronne d’une maison close » (y compris en français, avec l’expression « mère maquerelle »), et je ne connais pas assez les subtilités du thaï sur ce point. Il y a eu un moment pendant lequel j’ai cru comprendre que Ratree avait gardé trois cordons ombilicaux en souvenir, donc peut-être est-elle réellement leur mère ? Mais la série ne joue pas vraiment sur ce lien du sang, et uniquement sur le lien hiérarchique. D’ailleurs, Madame Ratree ne les appelle pas ses filles, mais uniquement ses esclaves… Ambiance.

Tout le propos de Bangkok Khanika est que ces jeunes femmes sont beaucoup plus que ce que Ratree voit en elles. Kularb, l’aînée, est une femme superbe et d’une grande douceur ; elle est apparemment la prostituée la plus populaire de l’établissement. Mais c’est aussi une jeune femme douée pour la musique, et qui rêve de voyager pour découvrir des pays étrangers. Elle a, en outre, fort caractère lorsqu’il s’agit de défendre ses consoeurs (qu’elles soient liées par le sang ou non), et se montre combative en deux occasions de cet épisode introductif. Botan a un tempérament plus revêche et fier ; elle a tendance à dire ce qu’elle pense, quitte parfois à être un peu cinglante, et son regard mitraille toute personne qui l’agace. Pourtant elle cache beaucoup de tendresse, qu’elle réserve à Nat, le conducteur d’un rickshaw avec lequel elle a noué secrètement une idylle, quand bien même c’est souvent lui qui l’emmène chez des clients. Enfin, il y a Tianyod, la plus jeune ; elle n’a encore que 17 ans et dans le premier épisode, elle prend la fuite temporairement avant d’être rattrapée : elle veut absolument éviter de devenir une prostituée, qui est le sort qui l’attend dans quelques mois. Oui voilà, faisons ça : prétendons que Madame Ratree est scrupuleuse et n’a jamais mis une mineure au turbin. A la place, elle a appris d’un moine visité secrètement comment lire et écrire, et espère poursuivre un jour des études pour devenir rien moins que docteure. Ses soeurs la protègent du mieux qu’elles peuvent, et espèrent effectivement lui éviter le sort qu’elles ont connu.
Dans Bangkok Khanika, il est évident que la prostitution n’est pas choisie. Les héroïnes le répètent suffisamment souvent. Cette servitude est même le moteur de l’intrigue, puisque, prise à partie une fois de plus, mais pour une fois avec un témoin extérieur (l’officier Khun Phra Naren), Ratree doit accepter que si les trois soeurs parviennent à réunir assez d’argent, elles pourront lui acheter leur liberté. Toutefois, comme il n’est pas question pour elle de laisser partir sa meilleure gagneuse, elle fixe le prix extrêmement haut… Il faut donc trouver une sacrée somme, et il faut la trouver vite : Ratree leur a donné trois mois, à la suite de quoi elle mettra aux enchères la virginité de Tianyod.

Alors que faire ? Le suspense ne va pas durer longtemps. Kularb est la prostituée préférée de Phraya Charan, un homme riche qui lui voue de l’affection, et n’hésite pas à la conseiller pendant l’une de leurs sessions. En entendant parler de ses troubles financiers, il évoque les clubs de strip tease qu’il a vus lorsqu’il était à l’étranger, et aide les trois soeurs à entrer en cachette dans un club similaire en ville, tenus par des Occidentaux. Kularb, Botan et Tianyod peuvent ainsi voir par leurs propres yeux que des hommes sont prêts à dépenser des fortunes pour un spectacle affriolant, sans qu’elles n’aient à coucher avec eux. Tout le défi va être désormais de monter des spectacles similaires qui attirent la foule.
Eh oui ! Bangkok Khanika, malgré son sujet, cache en fait bien son jeu et a toutes les intentions d’être aussi une série musicale ! L’épisode se conclut en effet sur un numéro sexy (mais plutôt sage, toutes proportions gardées) organisé par les trois soeurs dans l’espoir de gagner de l’argent supplémentaire.

Hélas pour elles, elles sont obligées d’organiser ce spectacle entre les murs de la maison Buppachad, et dépendent donc du bon vouloir de Madame Ratree (qui après les y avoir autorisées, prélève sa part, n’en doutez pas). Mais cette entreprise semble leur permettre, même si ce n’est que temporairement, de réfléchir à leur avenir autrement.

Je n’ai pas toujours accroché à tous les choix que faisait cet épisode introductif, et notamment, je me serais volontiers passée des quelques moments de comédie (surtout quand ils emploient des effets sonores venus tout droit de TikTok…), et plus encore, des scènes de bagarre entre les soeurs et Madame Ratree, dont les décibels ont pété toutes les vitres de mon appartement. Je n’aime pas quand les séries crient, et là vraiment, je pense qu’il y avait moyen de montrer les mêmes choses sans verser dans ces scènes d’hystérie collective qui, en plus, donnent une impression de soap cheap. Heureusement ces passages étaient très minoritaires par rapport au reste ; mais zéro passage, ç’aurait été encore mieux.
Cela étant, globalement c’est une plutôt bonne surprise quand même. Bangkok Khanika met un point d’honneur à montrer des femmes aux personnalités nuancées plutôt qu’à se reposer sur des stéréotypes ; la série passe également le Bechdel test haut la main parce que pas une seule conversation ne porte sur les hommes, pourtant nombreux dans la série ! Les enjeux amoureux ne sont pas inexistants (Botan et Nat sont déjà ensemble quand commence l’intrigue ; Kularb tombe progressivement sous le charme de Kuea, le fils d’un riche marchand de tissus qui a voyagé internationalement), mais ce n’est vraiment pas ce sur quoi la série a envie de porter son attention. C’est très secondaire dans sa vision des enjeux, et j’aime ça dans une série !

Bangkok Khanika est d’abord et avant tout une histoire de femmes, coincées dans une condition considérée comme inférieure socialement (l’épisode insiste plusieurs fois sur ce point) en plus d’être la cause de souffrances. D’ailleurs, accrochez-vous, il y a une scène de viol collectif orchestrée par le sadique Khun Narong, un riche client du bordel ; même si ce n’est pas très graphique, c’est quand même dur à digérer… Au passage : on vit dans un monde où ce message a besoin d’être explicitement délivré pendant une scène de viol, quand même. On en est là. Bangkok Khanika ne saura être accusée de glamouriser la profession qu’elle dépeint, ça c’est certain ! A la fin de l’épisode, Khun Narong commence d’ailleurs à convoiter Tianyod, donc je ne pense pas que les horreurs se limitent à cette introduction.

Dans le fond, la reconstitution historique a peu d’importance dans Bangkok Khanika. Si effectivement il y a de jolis costumes (par exemple pendant les scènes de foule), j’ai l’impression que c’est vraiment la prostitution qui est au coeur de la série, et pas « la prostitution il y a très longtemps ». C’est pas Harlots ou Maison Close ici, qui insistent sur l’appartenance de ces pratiques à un passé lointain.
C’est plutôt intéressant d’ailleurs, comme parti pris, à un moment où la Thaïlande envisage de légaliser le plus vieux métier du monde, incluant la création potentielle d’un arsenal juridique pour protéger les victimes de traite humaine et des mesures visant à fixer à 20 ans l’âge à partir duquel les personnes pourront obtenir une licence légale de prostitution. Le texte est d’ailleurs en passe d’être étudié bientôt, sauf si j’ai loupé quelque chose. Aucune idée si c’est un hasard du calendrier ou quelque chose de volontaire de la part de oneD, mais dans tous les cas ça fait de Bangkok Khanika une série résolument d’actualité.


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2 commentaires

  1. Kiddo dit :

    J’essaye d’attendre la fin de diffusion pour celle ci (qui ne devrait plus tarder) mais c’est tellement dur tant le trailer voulait m’entraîner avec lui. Une qualité pareille dans une série thaïlandaise, ça faisait longtemps !
    Si la légalisation se fait, j’espère qu’iels seront réellement protégées parce que la traite d’être humains en Thaïlande ou aux pays frontaliers est une catastrophe avec les conflits…

  2. Tea Rex dit :

    Thanks for the warning about the gang rape. I am planning to check this one out, and I wasn’t expecting it to be hearts and flowers, but it is good to go in with open eyes.

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