Hell hath no fury

12 mars 2017 à 22:23

Il ne devrait pas vous paraître surprenant, ou alors j’ai très mal fait mon boulot jusqu’à présent, que la majorité du public des telenovelas soit féminin. Il y a plusieurs raisons à ce phénomène (dont une énorme composante historique : les femmes ont été, de par leur relégation au foyer, les premières spectatrices de fiction feuilletonnante un peu partout sur la planète), et au moins autant de conséquences. Les schémas narratifs ont évolué avec les décennies, et pour un certain nombre de telenovelas, la cible aussi ; mais même si certaines choses ne sont plus systématiques, elles restent courantes.

Le fait de prendre une héroïne comme point d’attache, par exemple, compte parmi quelques uns des standards de la telenovela. Même si les nocturnas de deuxième partie de soirée apparues en Amérique du Sud au 21e siècle se sont souvent affranchies de ce passage obligé, il reste une norme pour la plupart des autres telenovelas de la région.
L’idée est, bien-sûr, de faire fonctionner l’identification, et il ne doit rien au hasard que ces héroïnes soient souvent présentées comme des personnages positifs. L’innocence de ces cœurs purs permet alors aux spectatrices de s’imaginer dans la peau de ces personnages féminins maltraités par les circonstances, mais qui finissent par triompher ; le trope a valeur de parcours initiatique avant tout. S’ajoute souvent, à la naïveté du personnage central et à son désir d’amour, une composante sociale ; la jeune héroïnes part de rien, n’a aucune chance dans la vie, est prise de haut par plus privilégié qu’elle… la réussite finale de la série n’en est que plus forte ; il y a des raisons pour laquelle la Cinderella story conserve sa popularité universelle dans les soaps et telenovelas de la planète… En proposant à ses spectatrices un canevas simple mais positif sur lequel glisser leur perception subjective d’une existence difficile mais promise à une résolution idyllique, la telenovela a traditionnellement pu envoyer des messages d’empowerment sans en avoir l’air.
Mais la formule commence à prendre de l’âge, surtout à l’ère de l’anti-héros roi.

Dans La Doña, justement, le trope est pris à bras-le-corps. L’héroïne est effectivement une victime des circonstances, mais elle n’est pas, pour autant, une héroïne positive à laquelle les spectatrices sont invitées à s’identifier. C’est au contraire la fonction d’autres personnages de la série… masculins. Et pourtant, La Doña est aussi une série s’emparant ostensiblement des violences de genre, aussi bien individuelles que structurelles, une série hautement politique derrière son histoire de revenge drama à base de viol.
D’ailleurs, avant de vous parler de son pilote plus en avant, permettez que j’insiste :

Altagracia Sandoval, surnommée « La Doña », aurait pu être voilà 20 ans de ça, une héroïne de telenovela classique. Elle était une jeune femme modeste, transformée en victime par un groupe de violeurs qui ont changé sa vie à jamais. Le drame a également causé la mort de son jeune frère, qui a tenté de s’interposer, le traumatisme de sa sœur, qu’Altagracia a aidée à s’échapper pour qu’elle ne connaisse pas ce sort tragique et, nous dit-on, de leurs parents, même si le premier épisode ne nous en détaille pas les circonstances. Bref Altagracia a tout perdu ce jour-là… Sauf que, lorsque commence La Doña, tout cela semble loin : elle est riche, puissante, mariée à un membre du Congrès. L’histoire a donc bien fini. Les spectatrices sont invitées à le savoir d’entrée de jeu, comme pour commencer dés les premières lignes de dialogue leur travail d’identification…
Pour l’arrêter aussitôt.

C’est que, en devenant riche, Altagracia a aussi perdu pour les spectatrices tout ce qui faisait d’elle un canevas positif sur lequel transférer leur propre souffrance. Deux minutes ne se sont pas encore écoulées qu’Altagracia montre quelle femme elle est aujourd’hui devenue : une ambitieuse glaciale qui écrase tous ceux qui l’entourent, à commencer par son avocat (le sempiternellement penaud Braulio Padilla, qui masque à peine ses sentiments pour elle), mais aussi ses ouvriers, et même les pauvres gens qu’elle essaye d’exproprier pour mener à terme le gigantesque projet immobilier qui est le sien.
Oui, Altagracia est devenue une « méchante » ! Et le revirement est d’autant plus troublant que soudain les spectatrices ne se sentent plus trop d’appuyer l’héroïne ; qu’elle mène des hommes à la baguette, passe encore, on peut encore se rattacher à l’idée d’empowerment, fut-elle grossière… mais qu’elle écrase les plus faibles socialement ? Cela va à l’encontre de tout ce que les telenovelas ont jamais raconté à leur public.
Mais tel est le fil sur lequel La Doña va marcher pendant tout son premier épisode, et sans aucun doute au-delà, dans une performance de funambulisme télévisuel assez intéressante à observer.

Avec son sujet de départ ambivalent, La Doña accepte la complexité d’un monde où il n’y aurait pas la gentille héroïne d’une part, et les personnages qui, sciemment ou non, lui causent du tort. La telenovela embrasse au contraire la perspective qu’on puisse ressentir de l’empathie envers un personnage pour un aspect de sa vie mais pas un autre.
A aucun moment de cet épisode, La Doña ne va permettre à ses spectatrices d’oublier ce par quoi Altagracia est passée voilà 20 ans, suscitant des réactions dépassant la seule compassion, surtout lorsqu’on connaît les statistiques de la violence sexuelle au Mexique. En fait il ne va pas se passer une scène sans que, quelque part en toile de fond, le drame ne s’exprime dans les actions présentes d’Altagracia : la façon dont elle traite les hommes qui l’entourent, les conseils qu’elle donne (avec une inquiétude sincère) à sa jeune nièce, la vie sexuelle qu’elle mène avec son mari, l’autel secret construit derrière son dressing où elle imagine son plan pour retrouver et se venger de ses violeurs (oh yeah, THAT happened)… Tout chez Altagracia, même quand c’est inconscient, est présenté comme l’aboutissement de cette souffrance initiale. Pas parce qu’elle est victime, ça c’est très clair, mais parce que comme tout personnage de série, elle existe dans la continuité de ses expériences passées.
Cependant, en parallèle, Altagracia Sandoval est aussi la pire des garces. Elle a toutes les caractéristiques de la « méchante » de ce type de séries, ne serait-ce que par la façon dont elle abuse de son statut et son pouvoir. Une scène entière est consacrée à une videoconférence avec une juge, un journaliste et une présentatrice télé, afin de comploter contre le modeste propriétaire d’un petit immeuble vieillot qu’elle veut exproprier. Pendant qu’elle s’entend avec ses amis haut placés pour faire arrêter le vieil homme et lui donner une image négative auprès du public, il ne manque que le chat persan sur ses genoux et le rire à la Fantômas pour que la panoplie soit complète !
Et dés lors, les spectatrices prennent forcément plutôt le parti des pauvres, ceux qui vont se retrouver sans rien juste parce qu’à cet endroit-là, une femme riche a décidé de construire un parking… Le dilemme est réel.

Ce n’est pas tout, loin de là. Au-delà de la seule histoire d’Altagracia Sandoval, La Doña a, comme je l’évoquais plus haut, l’ardent désir de parler de choses plus systémiques. Pour cela elle dégaine un personnage masculin, le jeune (et beau, forcément beau, on est dans une telenovela quand même) Saúl Aguirre. D’origine modeste, le jeune homme est un avocat qui semble se spécialiser dans la lutte contre les injustices faites aux femmes (qui rejoint les problématiques soulevées par séries carcérales et criminelles sud-américaines que j’évoquais en fin d’article ici). Il est présenté aux spectatrices par le biais une scène au tribunal où il défend à titre gracieux une jeune femme emprisonnée par la police pour avoir tenté de tuer un homme riche… qui en fait est son violeur. Tentant de prouver à la fois l’innocence de la jeune femme, et la corruption qui gangrène le système, Saúl prend, précisément, la défense d’une femme qui a un parcours comme celui d’Altagracia voilà 20 ans, mais qui se trouve victimisée à nouveau par quelqu’un qui, cette fois, a plutôt le profil d’Altagracia dans le présent.

Les choses vont éminemment se compliquer lorsque Saúl va s’avérer être le fils du vieux propriétaire modeste qu’Altagracia veut exproprier, et qu’elle a fait emprisonner…

Sur fond de dénonciation de la violence systémique dont les femmes sont victimes (et dont, pour se prémunir, elles n’auraient potentiellement qu’une seule arme : la cruauté), La Doña va bien-sûr ajouter des éléments mélodramatiques typiques du genre. Il y a des amours à sens uniques. Il y a un peu de sexe. Il y a des jeux de pouvoir. Il y a des jalousies. Il y a des secrets vieux de 20 ans dont on n’a pas le droit de parler. Il y a des soirées mondaines avec les tenues glamour qui vont bien. Et même une gifle !
Mais les éléments qui se mettent en place sont, eux, bien plus complexes que ces ressorts classiques, et leur signification est changée par la complexité de l’héroïne (la scène où elle se prépare pour la soirée d’anniversaire de son époux est plus glaçante que glamour, par exemple). Dans un monde qui fait tant de victimes, et où les victimes créent elles-mêmes d’autres victimes en voulant regagner un peu de leur pouvoir, il n’est pas si facile de déterminer qui sont les « innocents » et les « méchants ». La telenovela La Doña promet à ses spectatrices une certaine complexité morale qui, tout en utilisant des tropes vieux comme le monde, les remet en question.

D’ailleurs, et les sentiments dans tout ça ? A force de n’exister que par la vengeance et/ou le pouvoir, Altagracia a-t-elle perdu toute humanité ? Et l’illusion de contrôle d’Altagracia peut-elle perdurer, malgré le temps, malgré ceux qui se dressent face à elle… malgré l’amour ?
On voudrait croire qu’on connait la réponse. Mais dans La Doña, ce n’est pas si sûr… pas avant plusieurs dizaines d’épisodes en tous cas.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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