Six pieds sous terre

13 novembre 2023 à 18:24

La famille Grootboom gère depuis des décennies une entreprise de pompes funèbres… ou plutôt, une partie de la famille. Car voilà 15 ans maintenant que Funeka, l’une des deux sœurs, a mis les voiles sans explication, laissant Vuyo gérer seule les affaires. Et Vuyo ne peut même pas compter sur ses deux fils, Mbulelo (dit « Mbu ») et Zola (ou « Z »), pourtant adultes à présent, vu qu’ils ont des priorités totalement différentes. Or, Vuyo est sérieusement malade, en plus du reste…
On pourrait dire que Grootboom & Sons est la cousine sud-africaine d’une série comme Six Feet Under. On pourrait le dire, et ça permettrait d’avoir votre attention… mais ce serait erroné, vu le ton de la série.

Il y a des choses intéressantes dans ce premier épisode, n’en doutez pas ; mais il ne fait aucun doute que la réalisation joue dans une autre catégorie que le scénario. On a l’impression d’assister à un soapie un peu cheap, ce qui, en Afrique du Sud, n’est pas aussi lamentable que dans d’autres pays où la télévision est bien plus désargentée, mais quand même, c’est dommage. La direction d’actrices est un peu simpliste, les scènes manquent d’énergie, et il y a des lenteurs absolument incompréhensibles pour un épisode de moins d’une demi-heure.
Et pourtant, quand on arrive à passer outre, Grootboom & Sons ne manque pas de bonnes idées. Elle se place immédiatement comme un ensemble drama, même si la perspective de Vuyo en particulier est un peu plus détaillée. L’introduction est écrite avec suffisamment de finesse pour ne pas se reposer sur une exposition dialoguée, ce qui fait du bien. Il y a même un côté à la limite du surnaturel qui m’intrigue (j’y reviens). Mais rien à faire, c’est tourné à la va-vite, et ça ruine un peu tout à mes yeux. Quel est le bienfait d’une approche show, don’t tell quand les personnes chargées de montrer n’ont aucune vision artistique ?

Prenez la meilleure scène de ce premier épisode, par exemple. Après 15 années d’éloignement (et à un moment qui coïncide avec l’inauguration imminente d’une nouvelle pierre tombale pour leur père), Funeka décide de sortir de son silence, et appelle Vuyo au téléphone en pleine nuit ; celle-ci répond tant bien que mal, interrompue par sa toux, tentant de changer de sujet quand sa sœur lui demande si tout va bien. Marquant une légère pause, Funeka déballe alors, comme sous le coup d’une impulsion, qu’elle souffre de lupus. A la fois touchée, confuse, et agacée au moins autant par la conversation que par les 15 années qui l’ont précédée, Vuyo rétorque qu’elle n’est pas spéciale : elle aussi a un lupus.
Soudain, malgré la distance, les deux femmes ont quelque chose en commun. Malgré l’hostilité de Vuyo, et le fait que rien des tensions passées n’ait été magiquement résolu, la conversation se débloque un peu. Elles se promettent de mettre les choses à plat prochainement avant de raccrocher…
La façon dont est écrite cet échange, entre hostilité larvée et soudaine intimité partagée, est intense et merveilleuse. Entre des mains expertes, ç’aurait été un grand moment. C’est dommage que la camera de Grootboom & Sons, assistant presque malgré elle à ce bref appel téléphonique, n’arrive pas à saisir plusieurs des nuances qui se trament ici. La scène capture à peu près les sentiments mêlés de Vuyo (son énervement, son ressentiment, sa fatigue, l’abaissement de ses défenses aussi…), mais pas vraiment ceux de Funeka, filmée assise dans sa voiture, et à une plus grande distance qui plus est. Et je vous épargne la musique de soap opera mou dans le fond.

Ces sentiments méritent qu’on s’attarde sur eux pourtant, car Funeka est une protagoniste qui s’annonce comme complexe, et capitale pour la suite de l’intrigue. Une dangereuse combinaison.
Dans ce premier épisode, elle fuit une situation brumeuse, et il ne lui reste que la sus-mentionnée voiture et quelques valises. On ignore pourquoi elle a quitté sa maison de Cape Town, qui est en vente, de la même façon qu’on ignore ce qu’elle a pu laisser d’autre derrière elle. On comprend qu’elle n’a pas sa conscience pour elle, en tout cas. Dette ? Tromperie ? Pire ?! En plus, c’est quasiment tout ce que l’on sait d’elle… Aussi, lorsqu’on la voit au téléphone avec sa sœur, difficile de décider du pied sur lequel danser. Il faudra attendre que cette conversation soit dupliquée le lendemain matin (après que Funeka ait passé la nuit dans sa voiture), cette fois avec le fils aîné de Vuyo, Mbu, pour comprendre qu’elle est en train de manipuler sa famille pour s’insérer dans leurs vies. Et à leurs frais, qui plus est. La conversation avec Mbu est si mal conduite qu’au final, on n’a pas tant l’impression que Grootboom & Sons nous ait dit quelque chose sur la relation entre la tante et le neveu (ce qui était pourtant sûrement le but sur le papier), seulement d’une répétition. Pourquoi ? Parce que plutôt que de nous montrer Funeka comme ambigüe dans la scène téléphonique avec Vuyo, la réalisation de Grootboom & Sons ne l’a pas vraiment montrée.
Ce genre de malentendu artistique entre le fond et la forme de la série se produit à plusieurs moments de cet épisode inaugural, et c’est honnêtement du gâchis.

Ce n’est pas faute, pourtant, de poser des bases solides pour Grootboom & Sons. L’entreprise familiale dont la série porte le nom a été fondée par Andile, le père de Vuyo et Funeka ; il est décédé voilà 15 ans, et Vuyo s’est retrouvée seule à devoir gérer à la fois son deuil, les funérailles de son père, et la maison de pompes funèbres. Inutile de dire qu’elle était épuisée il y a 15 ans, et qu’elle est encore plus épuisée aujourd’hui. Elle est aussi, et je ne pense pas que qui que ce soit le sache, en proie à des manifestations étranges : elle dialogue avec son père. Son défunt père. Qui est mort, donc.
Est-ce l’effet de la fatigue ? Est-ce le reflet de ses croyances ? Peut-être tout ou rien de tout cela. En tout cas cela fait d’Andile Grootboom un personnage posthume de la série. Il apparaît comme un conseiller paternel pour sa fille, même si évidemment cela ne les empêche pas d’être en désaccord. Il semble aussi servir de témoin quant à l’omniprésence de la mort dans l’univers de cette famille… Cela pourrait même être encore plus vrai au cours de la saison à venir, si le cliffhanger de fin d’épisode est une indication de la suite. Enfin, depuis l’au-delà, il agit aussi comme un narrateur très informel ; hors les quelques interactions avec Vuyo, sa voix-off n’est présente qu’une seule fois (pendant le genérique de fin de cet épisode), et j’ai trouvé ça intéressant.
Encore une fois, et au risque d’enfoncer les cercueils ouverts, ce serait mieux si c’était mieux montré, mais enfin, c’est quand même là. Et c’est d’autant plus important qu’à un moment de ce premier épisode, Vuyo cesse d’entendre son père, et que c’est, forcément, significatif pour elle. Et donc pour nous.

En somme, Grootboom & Sons a de bons ingrédients, qui augurent de choses prometteuses sur le plan dramatique… C’est juste terriblement dommage qu’elle soit tournée comme au kilomètre. Dans mes voyages téléphagiques, j’ai vu pas mal de séries avec des budgets serrés (bien plus que ceux de Grootboom & Sons, d’ailleurs !), mais ce que je ne pardonne pas, c’est d’en profiter pour faire le strict minimum. Plus encore quand le potentiel est là.

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