Non-dits

25 novembre 2023 à 16:14

Lorsqu’elle avait 15 ans, Stella aurait dû passer le meilleur été de sa vie. Partie avec sa meilleure amie Amina pour un camp d’entrainement de handball au bord de la mer, l’adolescente était supposée revenir avec plein de bons souvenirs, et au pire quelques coups de soleil.
Le jeune assistant de son coach en a décidé autrement.

Trigger warning : viol d’une mineure.

Le jeune homme est encore sur elle quand quelqu’un les surprend. Elle est immédiatement renvoyée du camp d’été, incapable d’expliquer ce qui s’est passé jusqu’à ce que son père, furieux, vienne la chercher. C’est dans la voiture qu’elle explique alors, d’une petite voix, qu’elle n’était pas consentante.
Après lui avoir fait confirmer une fois, et une seule, qu’elle est certaine de ce qu’elle avance, son père décide immédiatement d’entreprendre les démarches pour la faire examiner. En revanche, sa mère (une avocate de formation) se montre plus retenue. Les preuves ne sont pas assez accablantes. Elle passe le témoignage de Stella en revue, et estime qu’il serait difficile d’obtenir une condamnation avec si peu d’éléments. Est-ce vraiment la peine de se lancer dans une procédure quand cela ne fera que rendre la vie de tout le monde misérable, pour un résultat plus qu’incertain ? Finalement, les parents de Stella décident de ne pas poursuivre l’assistant du coach, et de se focaliser sur la guérison de Stella.
Quatre années passent.

Accrochez-vous, la série suédoise En helt vanlig familj (…très en forme sur les sujets pas marrants, la télévision suédoise, ce mois-ci !) n’en est qu’à l’introduction.

L’intrigue ne commence vraiment que le jour de l’anniversaire de Stella, 4 ans après ces faits. La jeune fille s’est reconstruite et semble plutôt équilibrée, même si bien-sûr, les choses ne sont pas forcément aussi simples qu’elles peuvent le paraître.
En l’espace de 4 ans, Stella a fini le lycée, a raté une partie de ses examens et a donc commencé à travailler, pendant que sa meilleure amie Amina poursuit ses études. Cela commence à créer, lentement mais sûrement, un petit fossé entre elles. Sa scolarité a aussi eu un impact sur sa relation avec Ulrika, sa mère, une femme ambitieuse et éduquée qui est déçue de la voie qu’emprunte sa fille. Elles ne se parlent plus vraiment, et il est difficile de ne pas y voir, malgré tout, une conséquence de la façon dont Ulrika a géré ce qui s’est passé au moment du viol de sa fille. Dans une certaine mesure, cet été a aussi transformé la relation entre Stella et Adam, son père. Il est plus protecteur, sans doute à l’excès. Pasteur dans une église proche (ce qui est sûrement aussi un facteur, bien que la série ne pense à le mentionner que très tard dans l’épisode introductif !), il a plus de temps pour suivre chaque fait et geste de sa fille, et Stella semble s’entendre mieux avec lui, même s’il l’étouffe un peu de temps à autres.
Bref, si la vie semble avoir pris une tournure normale, les événements passés influencent grandement les dynamiques de cette famille.

Sauf que c’est un non-dit total. L’épisode inaugural a fait abstraction de tout « l’après » du viol, sur la reconstruction de Stella, sur les distensions qui se sont créées ; d’autres séries (la plupart, en fait) en auraient au contraire fait leur objet. Quand nous la retrouvons, 4 ans plus tard, la famille n’en parle plus. Même quand des décisions sont prises en partie à cause de ce qui semble être lié au viol, personne ne le verbalise ; ainsi, Stella a pour projet de mettre de l’argent de côté pour faire un grand voyage l’année de ses 20 ans, mais Adam et Ulrika y sont réticentes, et ne contribuent pas à sa cagnotte. Comment ignorer les mécanismes à l’œuvre dans ce refus ? Eh bien, ma foi, tout le monde les ignore quand même, faisant mine de ne pas avoir perçu le rapport entre le viol de Stella dans un camp d’été, et un départ seule pour l’étranger.
A voir le premier épisode d’En helt vanlig familj, il apparaît que la série veuille explorer ce moment pourtant marquant et ses retombées, en quelque sorte par l’absence. En reprenant l’intrigue 4 ans plus tard, et en créant son véritable incident perturbateur à ce moment-là.

Le soir de son anniversaire, se sentant déçue par ses parents et abandonnée par Amina, Stella monte dans la voiture d’un inconnu séduisant, croisé dans un club. Dans sa décapotable, il l’emmène de l’autre côté du pont, au Danemark, à une exposition de peinture, avant d’aller faire la fête toute la nuit. Au petit matin, celui qui dit s’appeler Chris la ramène dans la maison de ses parents, en Suède. Elle semble avoir passé une délicieuse soirée. Elle lui dit au revoir avant de rentrer sur la pointe des pieds. Quelques semaines passent, encore.
Mais à ce stade, on devrait savoir que le plus important dans En helt vanlig familj tient dans ce qu’elle ne dit pas.

Après ce nouveau fast forward, le corps de Chris est retrouvé dans un parc à proximité. Stella est arrêtée comme étant la principale suspecte pour son meurtre. L’intrigue peut alors vraiment commencer…

Les choix faits par En helt vanlig familj pour ce premier épisode sont vraiment intéressants. Ce qu’elle montre et ce qu’elle suggère forment une façon intéressante de nouer des cordes narratives sans en avoir l’air. Contrairement à la plupart des thrillers, elle ne le fait pas en essayant de préparer une surprise, plutôt comme une série qui veut explorer la sève dramatique de ces silences et ces implicites.
Pour explorer cela, En helt vanlig familj s’est en outre trouvé une structure intéressante : l’épisode introductif est divisé en trois parties (je suppose que ce sera le cas des suivants aussi). Pas exactement en trois actes propres et équivalents, taillés pour la publicité, à l’américaine ; mais trois segments qui suivent chacun un membre différent de la famille. Ainsi le premier acte est, bien-sûr, celui de Stella : nous vivons son viol avec elle (je vous renvoie aux avertissements ad hoc), puis l’anniversaire de ses 19 ans. C’est une très longue partie de l’épisode, malgré la césure de quatre années, et la camera est attentive à guetter ses expressions (surtout en l’absence totale, et plus que bienvenue, de voix-off !) quand, devenue une jeune adulte, ses préoccupations semblent à la fois extrêmement banales et délicatement complexes. C’est presque par surprise que l’épisode finit par changer de point de vue, après que la moitié de sa durée se soit déjà écoulée. On passe un tout petit peu de temps avec Adam avant d’opérer, à nouveau, un changement de point de vue pour suivre Ulrika. Leurs points de vue éclairent la relation de ce couple, devenue tendue, mais elle a aussi le mérite de créer de nouveaux silences ! On ne sait de nouveau pas ce que Stella fait pendant que nous nous interrogeons sur la psyché de ses parents…
En établissant les règles de son jeu de perspectives (notamment le fait que la série ne nous montrera pas toujours ce qu’a fait un personnage pendant que nous en suivions un autre ; mais qu’elle se réserve aussi ce droit), En helt vanlig familj met des mécanismes en place à la fois efficaces et subtils.

A condition d’avoir l’estomac solide pour encaisser ce sur quoi repose en grande partie l’intrigue d’En helt vanlig familj, ce peut être un thriller dramatique extrêmement satisfaisant sur le long terme. La série a compris que les inconnues créent du suspense, mais est beaucoup plus intéressée par ce que l’équation ainsi établie dit de ses personnages.
Pour une série de Netflix (mise en ligne sans cérémonie avec une brouette d’autres nouveautés), le résultat est étrangement raffiné ; d’ordinaire c’est le genre de proposition que j’attends de Viaplay, dont comme vous le savez je ne pense que du bien. En soi, c’est déjà un plaisir que d’être surprise de cette façon, ainsi qu’un rappel important qu’il peut se passer de bonnes choses partout.

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2 commentaires

  1. Mila dit :

    Ca a l’air difficile à encaisser, mais à la fois intéressant, j’aime bien l’idée de la séparation en trois actes… et je confirme que j’en avais pas entendu parler. Je suis sur Netflix quasiment tous les jours, et pas une fois il ne me l’a proposée. Je suppose que l’algorythme s’est dit que d’autres séries me correspondent plus, mais c’est quand même un peu triste.

  2. Céline dit :

    Mise en ligne sans comm’, et pourtant elle est n°1 du top des séries les plus vues en France sur Netflix. Je ne sais pas encore si j’y jetterai un œil (à cause de la scène du viol)

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