Kudüs syndrome

26 novembre 2023 à 19:25

Bon. Ahem. Voilà. Alors. Le sujet du jour va être un peu… disons que j’ai connu des reviews moins sensibles. Je m’y aventure avec d’autant plus d’hésitations que ce type de fiction n’est pas ma spécialité, ce qui n’aide en rien. Mais j’ai remarqué que c’est précisément le genre de série dont, si je ne vous en parle pas, à peu près personne d’autre ne va le faire, alors tentons le coup. J’en profite pour avertir qu’en général, ici, il n’y a pas trop de problèmes dans les commentaires ; mais je serai particulièrement attentive dans le cas présent à ce que ça continue d’être le cas, notamment dans l’éventualité de l’arrivée d’un public non-habitué de ces colonnes. Alors je compte sur tout le monde pour bien se tenir ! C’est comment, vous la sentez bien la frilosité, là, ou…?
Allez, on est parties. Advienne que pourra.

Ce mois-ci, la chaîne publique turque TRT1 a lancé une nouvelle série. Jusque là, ça va… Une série historique. Certes, pourquoi pas, c’est on brand pour elle après tout… Une série historique sur la conquête de Jérusalem.
Oui, eh bah, j’avais prévenu !

Pour sa défense, le timing de la diffusion de Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi joue de malchance : ça fait depuis août 2021 que la série est en développement, dans le cadre d’une co-production entre des sociétés turque et pakistanaise ; le tournage a quant a lui démarré l’année d’après. Vous me direz, Jérusalem était déjà un sujet épineux en 2021 ou 2022, mais certainement pas autant que depuis le mois dernier. D’ailleurs, je donnerais cher pour avoir assisté aux réunions qui ont précédé le lancement de la série cet automne, dans les bureaux de TRT.
Bref, Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi a pour ambition première de retracer la vie de Selahaddin Eyyubi (chez nous, on dit Saladin, mais je vais dans la review qui suit employer les noms et graphies turques, à des fins de simplification), premier sultan d’Égypte et de Syrie au 12e siècle. Sauf que, vous l’aurez compris, de la longue carrière militaire de notre homme, c’est en particulier la reprise de Jérusalem pendant la deuxième croisade qui forme l’objet de la série. Enfin, ça va de soi, la série parle de la reprise d’Al-Quds, le nom arabe de la ville… ou Kudüs en turc, donc.

Deux hommes ont eu un fils le même jour.
Le premier de ces hommes est l’émir Nureddin Zengi, régnant sur ce qui sera un jour la Syrie ; l’autre est Necmeddin Eyyub, un soldat kurde fuyant Tikrit. Le premier attend la naissance de son premier enfant paisiblement dans sa demeure ; tandis que l’autre, en fuite après avoir été évincé de sa ville natale, cherche à rejoindre les terres zengides au plus vite, quand son épouse commence le travail sur la route. Dans la panique, Necmeddin envoie ses deux jeunes fils aînés avec son frère Shirkuh, dans l’espoir de les mettre à l’abri, pendant qu’il dresse une tente de fortune pour abriter autant que possible la naissance de son troisième enfant. Malgré des conditions rudimentaires, celui-ci, appelé Yusuf, nait sans encombre. En revanche, l’épouse et le nouveau-né de Zengi décèdent ce jour-là, malgré tout leur confort.
Accablé, le pieux Zengi pense que le rêve qu’il caresse, c’est-à-dire que sa dynastie reprenne un jour Kudüs, vient de s’effondrer, mais son conseiller lui rappelle que ce rêve peut encore se réaliser, à condition d’être ouvert à d’autres possibilités qu’un héritage strictement biologique. C’est à ce moment qu’arrive Shirkuh, qui lui explique les circonstances de la famille Eyyub, pourchassée et demandant refuge. Cela ne saurait être un hasard ; Zengi décide de sauver cette famille séance tenante… Mais, en échange de leur sécurité, il demande que lui soit remis Yusuf. Il l’élèvera comme un fils pour qu’il prenne un jour sa relève, non seulement à la tête de l’émirat zengide mais aussi dans la lutte pour Kudüs, et dans la création d’une future nation musulmane unifiée autour de la ville sainte. Malgré leur déchirement, les parents de Yusuf remettent donc le nouveau-né à leur bienfaiteur dans le secret le plus complet, et se préparent à enterrer son fils biologique comme s’il était le leur en échange. Plein d’espoir, Zengi renomme l’enfant Selahaddin, et le prépare à accomplir son Destin.
Ainsi donc, deux hommes ont perdu un fils le même jour.

Il y a une dimension quasiment messianique dans la façon dont Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi introduit son personnage central. Les décisions aussi bien de Nureddin Zengi que de Fatma, la mère du nourrisson, sont dictées par des rêves prophétiques (forcément prophétiques) qui augurent de grandes choses pour celui qui deviendra plus tard Selahaddin. Ces rêves, pourtant, le concernent moins qu’il ne concernent Dieu : c’est en son nom que l’on fait les choix les plus cruciaux de cette introduction. Rien ne saurait, naturellement, être plus important. En mettant l’accent sur la perte tragique d’une famille et le sacrifice d’une autre, Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi choisit de donner de la noblesse supplémentaire à ce but religieux. Des parents capables de souffrir tant au nom de leur Dieu, c’est tragiquement beau, bien-sûr.
…C’est autre chose que les Croisés que nous avons vu dans la scène d’ouverture de la série, montrant un Pape au regard mauvais exhorter des Francs à prendre les armes pour aller conquérir des terres lointaines. Il n’y a pas d’équivalence possible dans la façon dont sont présentées les deux motivations (pourtant toutes deux religieuses), d’autant qu’il n’y a pas d’humanisation faite, ni du Pape, ni des Croisés. Ceux-ci, anonymes sous leur heaume, n’ont souvent même pas de visage ni de nom… La façon de présenter cette guerre de religions n’est pas très éloignée de ce qu’a pu produire, certes pour une époque différente, la série de corsaires Barbaroslar. Et bien-sûr il ne faut pas oublier que c’est en grande partie le succès international de la fresque historique Diriliş: Ertuğrul qui a présidé à la création de Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi (les décors sont quand même moins jolis ici, même si quelques plans consentent un effort).

Tout ça pour dire : on a ici une série qui ne fait rien de très novateur dans son portrait d’une culture puissante mais assiégée ; c’est un trope particulièrement populaire dans la fiction turque, et il y a une raison à cela… Mais l’intrigue de ce premier épisode, bien-sûr, ne s’arrête pas là.

Comment le pourrait-elle ? Comme toute bonne série turque de primetime qui se respecte, Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi possède des épisodes de 3h (…pub non incluse), après tout. Je suis bien consciente de perdre systématiquement votre intérêt chaque fois que je fais ce rappel. Toutefois, il faut reconnaître que dans le cas présent, peut-être à cause de la co-production avec le Pakistan, ou peut-être à cause de la raison d’être de la série elle-même (et croyez-moi, on y revient dans un moment), l’épisode inaugural de Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi est facilement découpable en trois petits épisodes d’une heure environ. La structure de cet épisode s’y prête particulièrement bien… à croire que les producteurs savent ce qu’ils font !
Le premier tiers de l’épisode introductif est donc consacré aux origines de la naissance de notre héros, que je viens d’énoncer ; le second, lui, nous rappelle à l’ordre : la raison pour laquelle Selahaddin est une figure historique est parce qu’il s’est dressé contre les Croisés. N’est-ce pas ce à quoi il était destiné, après tout ?

Une fois Selahaddin devenu adulte, croyant dur comme fer être l’héritier de Nureddin Zengi, le voilà donc qui prend la tête d’un groupe armé pour aller libérer Kudüs, tandis que son père devient sultan et règne à Şam. Dans ce premier épisode, le jeune homme se rend dans la ville sainte, et constate combien celle-ci est affaiblie.
Sous le règne de Baudouin, la cité s’est enfoncée dans la pauvreté, la saleté et la violence. Les Francs ont la main-mise sur la majeure partie de la région (je vous encourage à aller jeter un œil, sinon à toute la page, au moins aux cartes que propose Wikipedia à ce sujet), mais à quel prix ! Et ça ne les empêche nullement de s’inquiéter d’une contre-invasion. Cela les rend vulnérables, et ils le savent très bien. Pire encore, voilà que débarque à Kudüs un Templier du nom de Gabriel, sanguinaire et sans merci. Là où les hommes de Baudouin font montre d’une certaine tolérance (bien que relative) envers les différents groupes religieux vivant dans la cité, Gabriel n’a aucune pitié pour les infidèles, et en plus, ne répond qu’aux ordres du Pape. Il est venu remettre un peu d’ordre à Kudüs et par extension dans les territoires alentours, et par ordre je veux bien-sûr parler de mort et de désolation.
Sa première mission ? Se saisir d’Aşkelon en Palestine, qui, si les Chrétiens la possèdent, rendra plus difficile la reprise de Kudüs. Qui pour l’en empêcher, après tout ? Comme Gabriel aime à le faire remarquer, la communauté musulmane du Levant est divisée en petits Etats (émirats, sultanats, etc.), et tant que ce sera le cas, personne ne sera suffisamment fort pour s’élever contre les Croisés. En l’occurrence, au moment où commence la série, Aşkelon est sur les terres ennemies de Nureddin Zengi…

Il est intéressant de noter que la cible de l’ire de Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi est vraiment les colons francs. La série est très claire sur l’oppression subie par les Musulmanes, mais aussi par les Juives, qui sont malmenées par les Chrétiens (grosses vibes à la Aziz, par moments). La persécution religieuse devient encore plus flagrante une fois Gabriel entré dans la cité, et décidé à soit détruire, soit convert-… non, vous savez quoi, même pas ; juste détruire. Il y a même une scène dans laquelle Selahaddin défend un Juif menacé par un Croisé, histoire de bien insister sur les dynamiques.
Cela ne fait que renforcer le propos de la série, qui est que moralement, le héros est un homme juste, qui veut défendre les innocentes et reprendre une ville que son peuple a dirigée pendant des siècles, dans ce qui est présenté comme une harmonie entre les cultures. Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi a beau être une série d’action avec pas mal de morts brutales, elle se positionne quand même comme une lutte du Bien contre le Mal. Notre héros est donc attaché à des valeurs aussi humanistes que possible pour l’époque ; il envisage la reprise de Kudüs comme un retour à la Paix et à la Justice. Même sans parler le turc, on entend bien les majuscules dans les propos de Selahaddin, je vous assure.
Hélas pour lui, son père a depuis calmé ses propres ardeurs, et soutient moins le projet qu’auparavant. En devenant sultan, il a pris plus de responsabilités, et se montre désormais réticent à prendre des risques pour reconquérir Kudüs au péril de son Etat actuel. Il tente d’entretenir des relations diplomatiques (certes tendues) avec Baudouin, et se tient autant que possible à l’écart de conflits. Aussi, lorsque son fils Selahaddin lui rapporte que les Croisés vont tenter de se saisir d’Aşkelon, son premier réflexe est de ne pas s’en mêler, surtout si rester inactif pourrait calmer les tensions avec les Francs. Vous pensez bien que Selahaddin ne va pas lui obéïr.

C’est alors que démarre le dernier tiers de cet épisode introductif : la prise d’Aşkelon.
La petite ville côtière est abandonnée à son triste sort par tout le monde dans la région, et la famille de l’émir à la tête de la ville réalise bientôt que les chances de tenir les murs sont mince. Cela enrage particulièrement Süreyya, leur fille, qui un peu plus tôt dans l’épisode s’est glissée derrière les murailles de Kudüs pour tenter d’assassiner Gabriel, et qui, après avoir échoué, fulmine de voir sa ville sur le point de tomber aux mains des Francs. Elle se méfie naturellement des Zengi, que sa famille considère comme ennemie ; mais elle ne peut pas longtemps refuser l’aide que vient apporter Selahaddin (je vous avais prévenues, il n’allait pas obéïr).
Si Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi possède des scènes d’action dans les deux premiers tiers de son épisode inaugural, ce n’est rien au regard du caractère épique de la bataille d’Aşkelon ! Tout le budget de l’épisode a vraisemblablement été investi dans les explosions de la ville, dans la longue scène du débarquement sur la plage, ou encore dans la bataille navale au large du port d’Aşkelon. A sa décharge, rappelons qu’à ce stade il est autour de 23h pour les spectatrices turques, et que c’est plus facile de s’investir dans des scènes à forte adrénaline que dans des enjeux trop subtils !
La série en profite aussi pour ramener sur le tapis certains aspects moins politiques ou religieux de son intrigue, et plus intimes, comme le fait que le secret du premier acte s’apprête à refaire surface… Et, naturellement, la fière Süreyya s’avère être une femme parfaite pour Selahaddin, vu son talent pour le combat (et aussi le fait qu’il n’y a quasiment pas d’autre personnage féminin, d’où d’ailleurs le masculin récurrent de cette review). L’enjeu amoureux est préparé sans faire grand mystère des intentions de la série à ce sujet.

S’il y a bien une chose qu’on ne peut pas enlever à Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi, c’est que c’est une affaire rondement menée. L’efficacité est au rendez-vous (parfaitement, on peut être efficace en 3h), et chaque volet de cet épisode inaugural a ses thèmes et son ton propres. Au point qu’on en oublierait presque que la vocation de la série n’est pas que de produire une oeuvre à grand spectacle, mais bien de parler de parler d’une grande figure non seulement du monde arabe, mais du monde musulman en particulier.
Et d’en parler avec ce qui peut difficilement être interprété comme autre chose qu’une mission politico-religieuse. Pour citer l’un de ses producteurs : « Cette série est non seulement pour les Musulmanes ou pour les populations pakistainaise et turque, mais aussi pour montrer au monde qu’il y a eu un dirigeant musulman dont les opposants appréciaient aussi le courage, la justice, le courage et l’équité« . Vous comprenez mieux maintenant le pourquoi d’une co-production internationale, ou le découpage potentiel en plus petits épisodes pour une diffusion ailleurs que sur TRT1. D’ailleurs ça explique peut-être aussi la présence d’un personnage secondaire noir ; il a même une réplique à un moment de l’épisode ! C’est pas tous les jours qu’on voit ça, dans les séries turques.
Plus qu’aucune autre série turque avant elle (et elles voyagent déjà pas mal !), Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi est supposée voyager. C’est son but. Elle a été créée pour raconter non seulement ce bout d’Histoire, mais l’histoire que le monde musulman doit retenir de ce bout d’Histoire. Cela signifie très certainement qu’elle ne voyagera pas partout (encore une fois, on imagine mal une série comme elle être achetée par une chaîne française !), mais là où elle ira, croyez-bien que la vente, si ce n’est l’achat de ses droits, prendront un sens particulier.
Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi s’inscrit dans ce qui est devenu l’une des caractéristiques de la fiction historique turque : depuis le succès mondial de Muhtesem Yüzyil, ces fictions représentent un soft power qui est ouvertement encouragé par le gouvernement d’Erdoğan. En l’occurrence, la production de Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi elle-même est appuyée par le pouvoir : ses immenses studios de 240 acres (si je sais compter, ça fait autour de 970 000m²), dans lesquels plusieurs villes du Levant ont été reconstituées, devaient apparemment être inaugurés par Recep Tayyip Erdoğan et Imran Khan en mars 2022 (ça ne s’est finalement pas fait parce que… bah, mars 2022). Vous en connaissez beaucoup, vous, des séries capables de faire se déplacer les leaders de deux pays ?
Encore une fois, l’efficacité de cette fiction ne doit pas nous faire oublier la plus rudimentaire des précautions critiques lorsqu’il s’agit de fiction internationale, et notamment historique, vu le contexte. On a eu cette conversation mille fois.

Et puis… si Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi semble prendre garde à ne pas se montrer trop anhistorique (et c’est heureux pour une série qui se targue d’avoir engagé plusieurs spécialiste en Histoire), que les opportunités de récupération pour le conflit israélo-palestinien moderne sont limitées ; en revanche on ne peut ignorer qu’une partie de sa réception sera nécessairement teintée par le nettoyage ethnique qui a actuellement lieu en Palestine.
Cela rend, je le disais, son sujet d’autant plus sensible en ce moment ; et ça devrait être le cas pour encore un bout de temps, vu qu’un total de 3 saisons est d’ores et déjà prévu.

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