Food has no gender

28 novembre 2023 à 13:37

Comme absolument tous les restaurants de fiction, le Hain est menacé. Son chef, l’ambitieux Christopher « Chico » Guevarra, a voulu un restaurant à son image : exigeant. Cela rebd l’expérience dinatoire au Hain raffinée, mais aussi, parfois, décevante vu le manque de flexibilité du chef. Pas très étonnant que sur un plan financier, ce soit difficilement tenable, même si cela n’empêche en rien la cuisine du Hain de sortir quelques uns des plats les plus inventifs et réussis de la ville. Chef Chico s’est en outre mis en tête de figurer cette année sur une liste appelée « Asia’s Best of the Best », qui recense les plus grands restaurants du continent ; le Hain a disparu de cette liste voilà 5 ans, et Chico a une revanche à prendre.
Cela fait beaucoup de défis à relever d’un coup, aussi pas étonnant qu’un soir, en rentrant d’une énième soirée mouvementée au Hain, Chico s’endorme au volant et rentre dans le décor.

Pendant qu’il est dans le coma, il faut donc prendre la relève. D’où Replacing Chef Chico.

Même si Chef Chico est à la tête du Hain, ce n’est pas lui le héros de la série philippine du jour, mais sa sous-cheffe, Ella. Jusqu’à l’accident, Ella prend très au sérieux sa mission de seconder Chico : c’est vrai en cuisine… et c’est vrai loin des fourneaux, dans la façon dont elle tente de prendre soin celui qu’elle aime en secret. Enfin, pas si secret parce que l’hôtesse du restaurant, Wena, l’a par exemple remarqué (rien ne reste jamais secret bien longtemps quand on passe tant d’heures à travailler ensemble), et pousse d’ailleurs Ella afin que celle-ci fasse le premier pas pour concrétiser enfin avec Chico. Mais notre héroïne ne veut rien faire tant que l’homme qu’elle aime a une petite amie… même s’il leur arrive d’avoir des échanges de regards qui tendent à signifier que peut-être, juste peut-être, Chico en pince aussi pour elle.
Alors forcément, lorsque cet homme auquel elle consacre tant a un accident qui le plonge dans le coma, et qu’elle est toute désignée pour assurer l’intérim, Ella ressent des choses compliquées. Et s’il n’y avait que Chico à se préoccuper, mais non ! Il y a aussi le fait que, ayant toujours vécu dans l’ombre de cet homme qu’elle admire tant, elle n’est pas certaine d’avoir la compétence nécessaire pour diriger la cuisine du Hain. Il se pourrait même que certains des autres cuistots du restaurant soient de cet avis, et espèrent que ce sera un chef beaucoup plus expérimenté, Carlon, qui remplacera plutôt Chico.

Replacing Chef Chico commence comme une charmante romance culinaire. Mais si vous pensez que c’est ce qu’elle va continuer d’être, vous êtes, comme moi, tombées dans le panneau ! En huit épisodes extrêmement fins, la série philippine va au contraire évoluer de façon très surprenante. Si vous voulez découvrir par vous-même comment, ceci est votre dernière chance d’aller vous laisser étonner par la série ; ça prend 4h30 de votre temps et vous allez supplier que ça ne s’arrête jamais.
…Mais si vous avez encore besoin d’être convaincue avant d’aller y jeter un œil, permettez que je vous chante ses louanges ! On est fin novembre, et Replacing Chef Chico est gentillement venue se placer parmi mes séries favorites de l’année, alors autant vous dire que les compliments vous exhortant à donner sa chance à la série ne vont pas manquer, zallez pas être déçue.

D’abord, soyons claires, Ella a des sentiments pour le fameux Chef Chico, et le premier épisode emprunte le langage des romcoms, mais il est visible pour tout le monde sauf l’héroïne que son crush est un connard de première. Je mets au défi quiconque regarde ce premier épisode de trouver une seule raison valable pour qu’Ella soit éprise de lui. Il hurle sans arrêt, il insulte tout le monde, il pique des colères pour un rien, il casse des trucs quand il est pas content, il est attaché à son putain de couteau fétiche jusqu’à l’absurde, il se montre excessivement psychorigide sur sa façon d’honorer les commandes de sa clientèle… et en plus il a le culot de prétendre que c’est un problème de stress, plutôt que d’attitude. Au privé aussi, Chico est un enfoiré patenté. Mais ça, Ella ne le perçoit pas vraiment. Ou plutôt, elle l’excuse. Il dit que c’est le stress, et elle le prend au mot, faisant tout pour l’apaiser et se plier à ses caprices afin de lui rendre la vie plus douce.

Bref, sans employer ces termes, Replacing Chef Chico met absolument en place une relation abusive, qui certes frappe toute la cuisine du Hain, mais touche plus durement Ella à cause de son implication émotionnelle envers Chico et son poste de sous-cheffe. A partir de là, la série va ensuite interroger cette dynamique. C’est d’ailleurs intéressant que les séries culinaires de la planète commence à lentement décortiquer l’atmosphère délétère des cuisines gastronomiques (on peut aussi citer Aftertaste, bien qu’avec un traitement différent), il en faut plus des comme ça.
Une fois son supérieur mis sur la touche par l’accident de voiture, Replacing Chef Chico offre une lecture intéressante de son absence : la cuisine du Hain prend progressivement vie ! Par nécessité mais aussi par choix, Ella va introduire des changements qui démontrent, outre sa propre compétence, que la toxicité en cuisine n’est pas une fatalité. Il n’est pas nécessaire d’être une brute caractérielle et égocentrique pour réussir ! Limite au contraire.

Plus la série avance, et plus il apparaît à Ella que, s’il est effectivement difficile d’être cheffe d’un grand restaurant (plus encore un restaurant au bord du précipice), Chico est un manchild de la pire espèce. Ses humeurs n’ont rien de viril ou d’imposant, c’est juste un enfant capricieux. Une impression renforcée par le fait qu’il ne possède pas le Hain : ce sont ses parents qui en sont techniquement les propriétaires. D’où le fait que le consultant engagé pour améliorer la performance du Hain (…ou le faire fermer) soit en réalité payé par la mère de Chico, surnommée « VLG ». Je n’ai pas compris de quoi c’était l’acronyme, désolée.

Ah oui, parce qu’il y a un consultant, Raymond. Ne croyez pas un instant le matériel promotionnel de la série, qui pourrait suggérer qu’il existe un triangle amoureux dans Replacing Chef Chico : dés l’apparition de Raymond, on comprend qu’il n’y a qu’un enjeu amoureux, et que c’est lui, sans aucun doute possible. Naturellement, la situation est un peu compliquée, et puis Ella est en train de détricoter les fils de sa semi-relation avec Chico, donc les choses avancent doucement.
Mais la série est très intentionnelle à ce sujet, et ça fait un bien fou. Il n’y a pas de quiproquos qui ne font que retarder l’inévitable, pas de querelles artificielles, pas d’hésitations qui n’ont pas de sens. Ella et Raymond sentent qu’elles gravitent l’une vers l’autre, sans faux semblant. C’est une romance adulte, et le fait que l’héroïne soit interprétée par une actrice qui approche de la quarantaine n’y est sûrement pas pour rien. Vous savez combien la romance a tendance à m’horripiler, si vous me lisez ne serait-ce qu’un peu ; eh bien devant Replacing Chef Chico, je me suis fait la réflexion que c’était ça, ma romance idéale. Pas de prétexte, pas de pitreries, pas de mièvrerie. Et c’était quand même joli. Grosse ambiance « so it IS possible ! » avec des étoiles dans les yeux, pour tout vous dire.

De toute façon, et heureusement pour moi, ce n’est pas l’essentiel du propos de Replacing Chef Chico. La série est trop intéressée par ce qu’elle dit du parcours de son héroïne.

Au fil de la saison, Ella se révèle à elle-même. Alors qu’au début elle n’existait que dans l’ombre d’un patron qu’elle révérait comme un génie voire un dieu, une fois qu’elle se retrouve en charge de faire l’intérim, elle doit s’affirmer. Bien obligée. Il y a des questions sous-jacentes féministes derrière ce parcours ; la série est émaillée, surtout pendant sa première moitié, de petites répliques sexistes glissées l’air de rien sur l’incompétence des femmes (en cuisine… mais pas seulement), de petites blagues, de petit regards en coin, surtout dans un établissement entièrement masculin (à l’exception de Wena l’hôtesse et de Ditas qui fait la plonge). Replacing Chef Chico reconnaît que le climat n’est pas favorable à Ella, que ce n’est pas une question de trait de personnalité si jusque là elle a manqué de confiance en elle et a préféré investir dans un homme ; la série admet volontiers que s’affirmer dans ce contexte est un double enjeu. L’évolution de l’héroïne est capitale dans les intrigues professionnelles sur le sort du Hain, mais aussi personnelles, dans la façon dont Ella est mise face à ses sentiments.

Replacing Chef Chico est un parcours initiatique, et c’est rare, d’ailleurs, qu’une série offre l’opportunité de mûrir à une héroïne de cet âge. Les apprentissages professionnels sont d’ordinaire réservées aux très jeunes femmes (entrée dans la vingtaine, ou vingtaine, grand maximum). Or, Replacing Chef Chico est l’histoire d’une femme qui a un peu de maturité, et qui a, à défaut d’avoir de la confiance en elle, au moins la clarté de reconnaître ce qui lui manque et de travailler activement sur elle-même.
Au passage, je ne connaissais Allessandra de Rossi que de nom, et elle est juste spectaculaire. Elle insuffle à Ella une intelligence émotionnelle incroyable, une douceur posée, et une capacité d’introspection qui donnent une dimension folle à la série qui repose sur ses épaules. Tout ça alors que celle-ci brille pourtant par sa brièveté, vu les épisodes d’une demi-heure et la saison plutôt courte ! Le sens du détail et de l’authenticité de l’actrice souligne d’autant mieux le propos de la série sur le besoin pour le staff du Hain, et par extension le monde culinaire, d’être en phase avec autrui, à l’écoute et réactif en même temps, de prendre en compte la critique, sans ego.

Malgré cette durée compacte, Replacing Chef Chico n’a pas encore dévoilé toutes ses qualités, croyez-moi. Car il s’avère qu’outre l’intrigue feuilletonnante concernant Ella, Raymond, le staff du Hain, et dans une moindre mesure, cette enflure de Chico, la série a trouvé le moyen d’inclure des intrigues secondaires à chaque épisode, portant sur les différentes clientes du restaurant.

Et ces invitées offrent de magnifiques « B storylines ». Elles sont sans coup d’éclat, et pour la plupart, sans retournement de situation ni révélation. Elles sont aussi, et c’est plus surprenant, très peu liées à ce qui se passe en cuisine ; le lien principal étant, bien-sûr, que les protagonistes de la série préparent les plats qui seront consommés par ces personnages éphémères. En-dehors de ça, leurs histoires sont à considérer comme des chroniques, des tranches de vie passagère, un human drama (ce n’est pas sale) qui tiendrait dans quelques minutes d’épisode à peine. Elles ont aussi, si l’on y regarde de plus près, deux thèmes communs : l’amour… et la capacité à lâcher prise. De façon presque, j’ai bien dit presque, imperceptible, et en tout cas certainement imperceptible pour Ella qui a bien d’autres choses à penser, Replacing Chef Chico raconte comment on peut aimer et laisser partir ce que l’on aime. Une leçon qu’Ella est en train d’appliquer, après tout.
Cet aspect, livré avec tant de retenue qu’on peut difficilement accuser Replacing Chef Chico de vouloir nous faire la leçon, donne lieu à des histoires absolument merveilleuses et touchantes, sans mélodrame excessif. Je vais délivrer ce qui pour moi l’un des meilleurs compliments possibles en vous affirmant que j’ai ressenti devant ces intrigues secondaires de Replacing Chef Chico des émotions aussi intenses que devant l’une de mes séries préférées de la planète, la Japonaise Shinya Shokudou. A la différence que le restaurant de minuit n’a qu’un seul chef ; là où Replacing Chef Chico se paie le luxe de parfois mêler certaines employées aux intrigues secondaires, permettant d’épaissir ces personnages avec délicatesse (Wena mérite d’être couverte d’amour jusqu’à la fin des temps ; son interprète Yesh Burce est d’ailleurs impressionnante elle aussi).

Ne croyez pas que j’en oublie l’essentiel : comme toute série culinaire qui se respecte, Replacing Chef Chico brille aussi par ses petits plats ! Et en particulier, par son art de réinventer la gastronomie philippine, qui est toujours au coeur des commandes passées par les clientes du Hain.
D’ailleurs, c’est ce qui a fini de me convaincre que Replacing Chef Chico n’est absolument pas écrite pour un public international (la romance m’avait déjà bien mise sur la voie : une romcom qui aurait voulu séduire un public large aurait probablement emprunté le codes de la romcom sud-coréenne). La série ne s’embarrasse pas de briefer sur ses plats et ses références, comme le font d’ordinaire les fictions qui ont fermement l’intention d’être vues par-delà leurs frontières. Bien que montrées à l’écran dans au moins une scène par épisode (on est un food drama qui se respecte, ici !), les recettes ne sont pas épelées comme à un public étranger… par contre les ingrédients sont régulièrement expliqués comme à un public familier, en insistant sur la façon dont ils sont sourcés. L’équipe du Hain (et donc de Replacing Chef Chico) glisse presque systématiquement une mention de la provenance locale des produits, ou de l’histoire derrière une ferme ou une coopérative. J’ai eu un peu de mal à le vérifier (la série évite les noms propres, ça n’aide pas), mais je soupçonne que ces histoires soient réelles, d’ailleurs. Si elles ne le sont pas, je m’interroge sur la raison de leur précision.

En outre, les plats de Replacing Chef Chico révèlent des choses sur ses personnages qui les commandent, sans toutefois en faire des révélations, et sans jugement (« That’s why we don’t judge people based on their social media. Actually that’s why we don’t judge people at all« , dira à un moment Ella). Encore une fois, c’est très Shinya Shokudou comme attitude ; même s’il faut reconnaître que la série philippine, contrairement à ma référence nippone, ne traite pas du tout du même public. Du fait du standing du restaurant, la clientèle du Hain est constituée de personnes aisées, loin des populations marginales nocturnes de Tokyo.
C’est très difficile de départager les plats et donc les histoires montrées par la série ! Je voudrais vous dire que je les ai toutes préférées… Mais, en réalité, si je suis honnête avec moi-même, je suis hantée par les deux assiettes d’adobo dans le 3e épisode, et par la scène avec les cigarettes qui suit. Au passage, le naturel avec lequel Replacing Chef Chico fait fumer tout le monde est assez déroutant, on n’a plus trop l’habitude de séries où fumer n’est pas négativement connoté.

 
Netflix semble enfin avoir compris (avec un train de retard sur Amazon Prime Video) qu’il y avait du potentiel dans les Philippines. Ça fait des années que je me tue à vous le dire : la télévision philippine est pleine d’âme, il ne lui manque souvent que le budget.
Aussi, quand les grandes plateformes signent les chèques, il se passe souvent de bonnes voire très bonnes choses, et c’est le cas avec Replacing Chef Chico. Dans l’idéal, c’est à ça que l’internationalisation des plateformes de SVOD était supposée servir à mes yeux : permettre le financement de séries dans des pays qui n’ont pas toujours les moyens de leurs ambitions (surtout qu’une série philippine aux moyens très confortables sera toujours moins chère qu’une série américaine bas de gamme) grâce à des investissements rentables à différents endroits de la planète. The dream of streaming is alive in the Philippines. C’est juste tragique que ça se passe en queue de comète, lorsque l’ère de la Peak TV commence à fermer plus de portes qu’elle n’en ouvrait jusqu’encore assez récemment.

Je ne pourrais pas être plus claire. Si vous êtes encore là à me lire, au lieu de regarder Replacing Chef Chico, je ne peux rien de plus.

D’ordinaire j’essaie d’éviter les impératifs en matière de télévision : dire qu’une série DOIT être vue à tout prix a tendance à me faire ricaner. Personne ne DOIT regarder aucune série, et je crois l’avoir pas mal répété au fil des ans : rien de pire que le peer pressure en téléphagie. C’est souvent contre-productif, de toute façon. Mais là, je me dois quand même d’insister. Vous allez passer à côté de quelque chose si vous ne le faites pas. Et vu l’investissement minime en temps, ça serait vraiment bête de ne pas donner sa chance à Replacing Chef Chico. Du fond du coeur, je vous dis ça pour votre bien.
J’ai essayé de vous donner toutes les cartes que je pouvais avec amour (mais il vous reste aussi beaucoup de choses à découvrir !). Maintenant, je vous laisse faire vos propres choix. Loving and letting go : j’ai appris ma leçon.

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2 commentaires

  1. Mila dit :

    … Lire cet article alors que j’ai la dalle était la PIRE des décisions. J’ai compris que je suis censée regarder la série à tout prix sinon j’aurai râté ma vie, mais j’ai juste envie de foncer vers la cuisine…

  2. Céline dit :

    Grâce à ton article, je viens de voir ma première série philippine, et j’ai adoré ! Gros point positif, le personnage d’Ella et son évolution, qui gagne en assurance et s’épanouit en l’absence de Chico, et j’ai tellement apprécié à la fin qu’elle trouve sa voie, non pas en suivant le rêve de quelqu’un d’autre, mais plutôt en pensant à ce qu’elle veut elle. Les storylines des employés, des clients, qui sont très touchantes, et puis les plats qui donnent faim, évidemment. Ces 8 épisodes sont passés trop vite ! Merci d’avoir parlé de cette série, je ne pense pas que j’en aurais connu l’existence autrement !

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