L’amour d’une mère

9 décembre 2023 à 19:49

Dans la dernière ligne droite, 2023 aura encore trouvé le moyen de me surprendre et me régaler, en me présentant ce qui est une première dans l’histoire de ces colonnes : une série bosnienne. Et pas n’importe laquelle, puisque Znam kako dišeš était présentée cet automne, hors-compétition, lors de la Biennale de Venise ! Cela lui a permis de se faire remarquer à l’international, et notamment par HBO Max, toujours est à l’affût de productions pour ses abonnées des Balkans. Et du coup, ça explique en grande partie comment elle m’est parvenue (…je vous laisse imaginer le reste).
Voilà qui vaut bien de faire une exception. J’ai en effet pour règle désormais de parler aussi rarement que possible de séries policières et d’enquêtes en tout genre ; sauf, évidemment, raisons impérieuses. Et je dirais que reviewer ma première série bosnienne mérite bien une petite entorse !

Qui plus est, Znam kako dišeš (soit I Know Your Soul de son titre international) n’est pas exactement une enquête policière. C’est une enquête, oui, mais menée par une procureure, ce qui permet entre autres à la série dés son premier épisode de dresser un constat sans concession du système judiciaire. Par-dessus le marché, elle en profite pour raconter quelque chose d’assez poignant sur la relation parent-enfant.
Ce qui me rappelle :

Trigger warning : suicide, viols sur mineur.

Voilà, on peut commencer.

Un adolescent, Emir Halilović, se jette du dernier étage de son immeuble.
Dans les heures qui suivent, la police et le bureau de la procureure cherchent à déterminer s’il s’agit d’un suicide, ou s’il faut chercher un coupable (dans Znam kako dišeš, ce n’est pas exactement la même chose, contrairement à certaines). Les premiers indices laissent penser qu’il s’agit bel et bien d’un suicide… mais sans lettre ni sans aucune forme de motivation apparente, des questions subsistent. Adjointe de la procureure, Nevena Murtezić est dépêchée sur place, interrogeant notamment les parents aux côtés de Džandžanović (dit « Džandžo »), enquêteur de la police et une connaissance de longue date.
Le père d’Emir est ébranlé, la mère est inconsolable, et toutes les deux sont absolument incapables de dire ce qui a pu pousser Emir à ce geste. Qu’est-ce qui a pu leur échapper à propos de leur propre fils ?

…Le plus troublant dans cette affaire n’est en réalité pas vraiment le suicide lui-même. C’est plutôt le fait qu’il s’agisse d’un adolescent, et que Nevena a elle-même un fils âgé de seulement deux ans de plus, Dino. Avec finesse, Znam kako dišeš juxtapose les scènes banales du quotidien de la mère et son fils avec celles, plus poignantes, de l’enquête et du deuil des Halilović. Que savait le couple de son fils ? Que sait Nevena du sien ? C’est un adolescent : il n’a pas envie d’être couvé, il est de plus en plus indépendant, il a ses propres projets, et il fait des cachotteries. C’est plutôt classique, non ? A priori rien de grave (faire l’école buissonnière pour filmer un clip de rap, par exemple), mais enfin, cela pose des questions qui gênent un peu Nevena. Et qui ne sont pas près d’être apaisées :
– Dino, si quelque chose comme ça t’arrivait, est-ce que tu m’en parlerait ?
– Ha ! Non, jamais.
A 17 ans, on a le sentiment d’être invincible… jusqu’à ce qu’on ne le soit pas.

Ce thème n’a rien de nouveau (il est pour ainsi dire inhérent à l’expérience de parent au moment de l’adolescence, j’ai l’impression ; Dieu me préserve d’en être un jour certaine !), mais Znam kako dišeš le traite avec une intelligence délicate qui l’honore.
Nevena est une femme moderne, approchant de la cinquantaine : elle jongle entre plusieurs identités et au moins autant de responsabilités. Lorsqu’il s’agit de son fils, toutefois, la série s’attache à la montrer le quotidien (avant de partir travailler, elle a préparé à déjeuner pour lui, mais il a mangé dehors et le plat reste sur la table), les petites choses en apparence sans importance (il joue à un jeu video au lieu de faire ses devoirs), les petites querelles sans gravité (il a du mal à se sortir du lit le matin avant d’aller en cours), les moments doux-amers (comme lorsque, tout fier, Dino veut montrer à son père son clip de rap). Cela rappelle que les préoccupations de cette femme sont ordinaires, mais qu’elles touchent à quelque chose d’intime dans le rapport qu’elle entretient à son fils. Je suis si peu étonnée que la créatrice et showrunner de la série, Jasmila Žbanić, soit une mère aussi… Accessoirement elle a aussi réalisé un épisode de la saison 1 de The Last of Us, ce qui ne peut qu’avoir aidé cette série à voyager.
D’autant plus que sa famille traverse une période de transition qui peut être sensible : Nevena vient de se séparer de son mari, décidant d’aller emménager avec leur fils dans l’appartement qui appartenait jadis à sa grand’mère. Son mari-bientôt-ex ne semble pas avoir réalisé, ou pas pris au sérieux, son souhait de divorcer, et pense qu’il ne s’agit que d’une passade. Pendant que toute la famille (et par extension le cercle amical) s’acclimate à ce nouvel état des choses, forcément, tout est plus instable qu’à l’ordinaire, il faut créer de nouveaux repères…

Nevena a donc tout cela à gérer, et… ce n’est pas comme si le cas Emir Halilović était le seul dossier sur son bureau. Ce serait irréaliste qu’une procureure suive une seule enquête, pas vrai ?
…Nevena Murtezić travaille actuellement sur 276 affaires parallèles, dont certaines portant sur le crime organisé, ce qui a d’immense ramifications en termes de preuves, de témoins, d’auditions. Si le temps de la Justice est long et que la plupart des dossiers mettent des années à être bouclés, ce n’est pas nécessairement parce que ces choses-là prennent du temps : c’est qu’on peut difficilement tout faire en même temps. Znam kako dišeš a la bonne idée de nous faire pénétrer dans les bureaux de la procureure pour plus que suivre Nevena elle-même, nous laissant entrevoir un système exsangue, où les budgets et les sous-effectifs impliquent que la Justice n’a vraiment pas les moyens d’être juste.
Znam kako dišeš tourne ça comme une critique de la Bosnie-Herzégovine. « Je sais, Nevena », lâchera la procureure en réunion, « mais ça fait 5 ans maintenant que je demande un procureur supplémentaire. Tu sais bien combien de fois j’ai demandé, supplié, pleuré… Pendant 5 ans j’ai essayé, on a besoin de cinquante nouvelles personnes, on me donne une nouvelle recrue ! On sait dans quel pays on vit. C’est comme ça ». Dans le fond, pourtant, difficile de ne pas penser aux mêmes problèmes dans d’autres pays réputés plus riches et plus efficaces… C’est d’ailleurs souvent quelque chose qui me frappe dans mes explorations, notamment dans les Balkans ou dans l’ancien bloc soviétique : les critiques s’adressent à ce qui est perçu comme un héritage du passé (communisme, guerre, etc.) et qui empêche le pays d’avancer. La réalité est, toutefois, un peu plus complexe. Il y a quelque chose de tristement universel dans la façon dont la Justice est sous-financée.

Bref, il y a beaucoup de choses auxquelles accrocher pendant ce premier épisode de Znam kako dišeš, et beaucoup pour nourrir la réflexion des spectatrices (plus encore si elles ont des enfants). Et encore, je ne vous ai pas parlé de la fin de ce premier épisode !
Je n’ai pas grand’chose à quoi comparer la série, étant donné le peu d’accès à la fiction bosnienne en général. Il faut cependant noter que Znam kako dišeš est un projet porté de longue date par sa créatrice, et qui a vu le jour grâce au « BH ContentLab », un incubateur de projets audiovisuels soutenu par BH Telecom, dont l’objectif affiché est d’atteindre un peu plus souvent le marché international. La mission semble être remplie ici avec le contrat pour HBO Max, et il faut souhaiter que les autres séries déjà nées depuis 2022 que le BH ContentLab produit de la fiction aient cette même chance dans un avenir pas trop lointain. Les perspectives varient pas mal de l’une à l’autre, admettons-le. La série policière Kotlina par exemple, pourrait facilement trouver acquéreur. En revanche, la comédie familiale Na rubu pameti (déjà dans sa 3e saison en un an et demi d’existence) ; la comédie politique Tender (qui a été lancée en décembre 2022 et dont 4 saisons sont déjà planifiées) ; et la comédie romantique musicale Princ iz Eleja (qui a l’air déjantée et démarre demain), partent d’un mauvais pied vu les difficultés des séries comiques à voyager en règle générale.
Mais je ne demande qu’à avoir tort ! Vous me connaissez, je ne me satisfais jamais d’une seule série…

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