L’heure de l’addition

12 avril 2024 à 22:59

Jacek a passé les 5 dernières décennies à brûler la chandelle par les deux bouts. Avide de bons plats, d’alcool, de fêtes à n’en plus finir et de jolis jeunes hommes, il pense pouvoir surfer sur son succès passé pour s’offrir le luxe de faire ce qu’il veut, et rien que ce qu’il veut. Tant pis si ça dérange, et tant pis si ça heurte autrui. Moins épicurien qu’enfoiré nombriliste, il tient aujourd’hui une chronique de critique culinaire ainsi qu’une émission de dégustation qui font de lui, si ce n’est un critique respecté, au moins quelqu’un d’un peu renommé. Et ingérable.

Du moins c’est le cas jusqu’à ce que…

Le rythme du premier épisode de la série polonaise Udar (ou The Stroke de son titre international, et d’ailleurs la seule preuve concrète que j’aie de sa diffusion pour le moment est en Australie) est ébouriffant. Le montage de la série ne tient pas en place ; c’est bien, au moins c’est assorti à la personnalité survoltée de Jacek. Les plans se succèdent à la vitesse de l’éclair, les répliques fusent, les événements se superposent. Il faut tenir le coup et j’avoue que j’ai décroché une fois ou deux.
Dans tout cela, que nous dit-on ? Que Jacek est un connard de première, et que l’air de rien beaucoup de monde dans son entourage le tolère plus qu’on ne l’apprécie. Son staff passe sa vie à lui courrir après, et est excédé de ses retards, ses absences, sa combativité de chaque instant. Il a pour seule famille son neveu Krzysiek, mais celui-ci s’apprête à partir pour un an en Thaïlande avec sa famille, abandonnant à la fois Jacek et l’émission gastronomique. Quant à Teresa, son amie de toujours, elle est certainement celle qui a le plus d’affection pour lui. Ensemble, il y a bien longtemps (…oui faut pas compter sur Udar pour des timelines précises), elles ont fondé une chaîne de télévision ensemble, mais aujourd’hui Teresa la gère seule, pendant que Jacek exige juste qu’on cède à ses caprices et qu’il fasse sa petite émission de son côté.

Jacek semble se foutre de tout. Et de tout le monde. Il fait ce qu’il veut et ne supporte pas la contrainte. Rien n’a d’importance, si ce n’est s’empiffrer des meilleurs plats et se remplir des meilleurs alcools (ou juste d’alcool). Il ne prend rien au sérieux…
…et c’est probablement la raison pour laquelle il ne se trouve personne pour sembler surprise de son attitude erratique dans ce premier épisode. Udar, avec sa réalisation qui part dans tous les sens (c’est un compliment !), renvoie l’impression d’une confusion qu’on peut interpréter soit comme un effet de style, soit comme le reflet de l’attitude de Jacek dans la vie. Après tout, quand on se murge en permanence, la perception de la réalité est forcément altérée.

Et donc, Udar emploie un moyen radical pour le confronter à lui-même.
Voilà bientôt qu’après deux journées particulièrement Jacek-esques, notre homme commence à faire un malaise… qui se transforme bientôt en attaque cérébrale. Bon, c’est pas spoiler si c’est à la fois dans le titre et dans le matériel promotionnel, mais l’épisode fait un travail remarquable pour retarder autant que possible l’inévitable, au point où on en vienne quasiment à oublier où la série se dirige. Il ne fait pas vraiment de doute, une fois qu’on a vu le poster, que Jacek va perdre largement de son autonomie.
Pour le moment au moins (il faudra voir, bien-sûr, ce que les épisodes post-stroke en diront), Udar met un point d’honneur à ne pas montrer cela comme un retour de bâton, un état de santé quasi-karmique qui punirait Jacek pour son égocentrisme. L’intention semble assez clair de traiter le coup dur de santé comme une façon de forcer la main au protagoniste, et pratiquer un peu d’introspection, qu’il semble volontairement tenir à distance par son comportement et ses habitudes.

Je dois dire que ça me rend curieuse ; cette idée qu’un changement dans notre abilité physique et/ou cognitive nous pousse à réévaluer les choses est finalement assez rare dans les séries. Tout simplement parce que les séries dans leur immense majorité sont validistes, et ne s’intéressent pas à ces histoires-là. A part quelques personnes âgées de fiction qui soudainement doivent accepter d’être « diminuées » (on en trouve par exemple pas mal dans les séries de David E. Kelley, et du coup ça me fait penser qu’on en trouvait aussi dans Le Code), c’est plutôt rare qu’on se pose la question de : quand le corps dit stop, et qu’il faut s’adapter à une nouvelle réalité, quelle relation peut-on entretenir avec soi-même ? Il y a toutes sortes de questions qui se posent lorsque notre capacité à être se trouve changée par les circonstances, sur la façon de négocier les transitions, d’établir un nouveau normal, d’interroger le rapport à notre propre corps, de réfléchir à nos relations. L’aide dont on a besoin et l’aide que l’on accepte sont deux choses souvent très différentes, aussi. Et celle que l’on reçoit encore une troisième…
Quel meilleur personnage que quelqu’un comme Jacek pour se confronter à tout cela ? Non parce qu’il a besoin d’apprendre l’humilité, mais parce qu’il se caractérise par un refus têtu de traiter quoi que ce soit sérieusement. Il a, aussi, un appétit dévorant pour les plaisirs de la vie, c’est-à-dire une figure qui, dans l’univers tragicomique d’Udar, ne va pas si facilement abandonner tout face à une condition physique invalidante.

Alors, malgré ce premier épisode qui donne le vertige, Udar me semble avoir pas mal de potentiel. Il ne faut pas trop espérer se prendre d’affection pour son héros, mais sur le reste, c’est une série pleine de personnalité et de bonnes idées, dont j’espère pouvoir découvrir si elles vont se concrétiser.
Cela fait quelques années maintenant que Viaplay produit des séries originales en Pologne, et je ne crois pas en avoir déjà reviewé une autre.


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