Tête d’ours

8 mai 2024 à 21:41

Ecoutez, je ne veux inquiéter personne, mais c’est la deuxième fois cette année que j’ai l’opportunité de vous dire : « Je reviewe aujourd’hui ma toute première série produite [insérer un pays africain ici] !!! »… je n’irais pas jusqu’à dire que c’est un rêve devenu réalité, mais je vous avoue que ma curiosité téléphagique est comblée en ce moment. Et on n’a même pas atteint la moitié de l’année !
Après une série somalienne, c’est donc d’une série du Malawi qu’on parle aujourd’hui, intitulée Mushroom Shade.

Ne connaissant strictement rien à la télévision du Malawi, je suis partie en excursion dans les tréfonds inconnus (pour moi) d’internet, et ai découvert que Mushroom Shade est une série produite par Chaz, qui est l’alias du producteur Chawezi Munthali. Et s’il y a UNE chose à savoir sur Chaz, c’est qu’il est basé aux USA : 95% des articles à son propos en font mention ! Il est d’origine malawite mais il a un bureau à Atlanta ; je soupçonne que ce soit une façon de se créer une aura d’importance, parce que pour autant que je sache, toutes ses productions ont été tournées au Malawi avec des actrices malawites… mais bon, que ne ferait-on pas pour un peu de personal branding ? Plus rarement, certains articles mentionnent qu’il a produit précédemment deux films pour Showmax (vous savez, ma plateforme préférée de tout l’univers mais à laquelle l’Europe n’a plus accès…), puis, à la fin de son contrat d’exclusivité avec la plateforme, qu’il est parti poser ses valises sur Youtube. Et c’est donc là qu’on trouve depuis fin avril Mushroom Shade, un drama sur les relations amoureuses à différents stades de la vie.
Apparemment Chaz veut mettre ses deux films gratuitement sur Youtube maintenant que son contrat avec Showmax est arrivé à son terme… ça sent le dramaaa! mais j’ai pas les détails du thé.

…Eeeeet c’est le moment où je vous mets en garde, au risque de vous gâcher la surprise, car la fin du premier épisode de Mushroom Shade contient, euh…

Trigger warning : violences domestiques, viol.

Voilà. Donc en fait, Mushroom Shade semble avoir une approche plutôt honnête des relations amoureuses, en un sens.

Comme un grand nombre de séries d’Afrique noire, la série explore ce thème amoureux en suivant un groupe de plusieurs femmes adultes, chacune dans une situation différente. Le nombre de séries africaines que Sex & the City a plus ou moins directement inspirées, c’est assez incroyable honnêtement, il faudrait en reparler un de ces jours.

La narratrice est Yakosa, une célibataire qui cherche activement à se fixer ; sa dernière relation amoureuse commence à dater, et sa vie sexuelle n’est pas tellement plus florissante. Dans ce premier épisode, elle va tenter plusieurs premiers rendez-vous, dont on sent qu’ils ne sont pas pour elle une nouveauté : elle est clairement en quête d’une relation stable et est prête à vérifier sa compatibilité avec tous les hommes célibataires un par un s’il le faut. Le dîner romantique avec lequel elle ouvre la série, par exemple, est un blind date organisé par une connaissance commune ; Mushroom Shade déroule la soirée tout en permettant à Yakosa d’interjecter en voix-off, afin de nous expliciter sa réaction (souvent sarcastique, signe de sa désillusion) à certains des faits et gestes qui se produisent. Yakosa sait ce qu’elle veut ; elle a de l’estime de soi à renvendre, et refuse de transiger sur ce qu’elle attend d’un partenaire… aussi, lorsque Fred passe l’essentiel du dîner sur son téléphone, elle est prête à partir. Il l’arrête au dernier moment pour lui dire qu’il vient d’apprendre par texto que sa mère est morte, et qu’il était en train de transmettre la nouvelle à d’autres membres de sa famille. Alors bien-sûr, Yakosa se sent mal… jusqu’à ce qu’il tente de l’embrasser. Et même si elle est attirée par la vulnérabilité de Fred, la jeune femme commence à se demander si c’est un comportement très logique de la part de quelqu’un qui vient de perdre sa mère ?
Je ne vous spoile pas la suite de la soirée, mais vous serez assez peu surprise d’apprendre que ça finit par ne pas marcher avec Fred. Bah oui, sinon ya pas de série. Il faut bien que Yakosa reste célibataire.

De toute façon, il y a déjà une femme mariée dans la série : sa grande soeur Angela. Celle-ci a dépassé la lune de miel avec son époux Philip (dont Yakosa nous dit d’emblée qu’elle ne l’aime pas, mais qu’elle nous laisse découvrir pourquoi par nous-même), et désormais le couple essaie de procréer. Problème : ça ne marche pas.
Mushroom Shade nous présente la situation, et à travers elle les personnages, au détour d’un repas qui dégénère rapidement à ce sujet. C’est que, voyez-vous, Philip insiste pour qu’Angela prenne rendez-vous avez une spécialiste en fertilité… or, elle a déjà vu trois professionnelles de santé qui lui ont garanti que tout était fonctionnel de son côté. Elle suggère donc que, ma foi, si ce n’est pas elle le problème, peut-être que c’est Philip qui devrait prendre un rendez-vous… mais la simple évocation de cette possibilité met Philip hors de lui. Sans élever la voix, il saute immédiatement à la jugulaire de sa femme pour qu’elle retire ce qu’elle a osé dire. Pire, il lui apprend avec froideur que, je te ferais dire, quand j’étais à l’université ma petite amie est tombée enceinte de moi et a fait une fausse couche, alors je suis SUPER FERTILE je te signale. Et toc. Comme décidémment ya de la bonne ambiance chez Angela et Philip, celle-ci lui répond du tac au tac que tout le monde à la fac savait que sa petite amie couchait à gauche et à droite, et que ça ne prouve pas qu’il était le père ! Et elle a aussi une révélation pour lui…
Clairement le couple d’Angela et Philip a plus besoin d’aide matrimoniale que d’aide à la procréation. Avoir un enfant devrait être le cadet de leur soucis ! L’animosité mesquine de Philip tend à indiquer, en outre, qu’il est coutumier de ce genre de propos blessants et dégradants, et je m’attendais honnêtement à ce qu’Angela utilise sa fourchette pour autre chose que son plat. Et je l’aurais applaudie, si ç’avait été le cas. Quel connard.

La troisième femme de la série est Lissy, la cousine de Yakosa et Angela, mais qui est si proche d’elles qu’elle est traitée comme une petite soeur. Au début de la vingtaine, Lissy est une jeune femme peu intéressée par les affaires de coeur ; son angle, c’est celui d’un célibat qu’elle ne cherche pas à faire cesser.
Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas sexuellement active ! En fait, dans le premier épisode de Mushroom Shade et en guise d’introduction, elle est lancée dans un grand débat avec Yakosa. Lissy fréquente en effet un homme riche qui l’appelle régulièrement pour des booty calls d’une brièveté digne d’être homologuée par Guinness World Records, en échange de quoi il lui laisse de l’argent. Yakosa estime que ce n’est pas différent de la prostitution, et trouve donc cette « relation » de mauvais goût ; mais Lissy a plein d’arguments à lui opposer. Dans un monde où une femme est encouragée à chercher un bon parti, que fait-elle de différent ? Sa cousine a fréquenté des hommes riches pour des rendez-vous amoureux supposément plus sérieux, mais au final, n’a-t-elle pas couché avec ? N’a-t-elle pas obtenu des contreparties financières directes ou indirectes ? Ces relations n’en ont-elles pas moins été soldées par un échec ? Lissy se voit comme une pragmatique : son homme riche lui offre ce qu’elle souhaite, et ce sans qu’elle ait besoin de jouer la comédie des sentiments avec lui. Ce n’est pas un couple, mais chacune sait à quoi s’en tenir, et pour Lissy c’est plus honnête.
Toutefois, Mushroom Shade introduit une perturbation dans la mécanique bien huilée qu’est la vie de Lissy. Elle se lie en effet d’amitié avec un chauffeur de taxi, Walezi. Intelligent et plein d’humour, mais « seulement » chauffeur, Walezi devient son conducteur chaque fois que son homme riche convoque Lissy pour tirer son coup. La série est bien consciente de ce qu’elle fait (et potentiellement Walezi aussi), mais il n’est pas question de bousculer les personnages dans une relation précipitée. A la place, cette amitié naissante conduit à une jolie discussion à coeur ouvert ; Lissy n’ayant (pour autant qu’elle sache) aucun investissement émotionnel dans cette relation, elle se permet de parler avec franchise de ce qui la turlupine. Et en effet, ce n’est pas parce qu’elle pragmatique qu’elle n’est jamais en proie au doute ou même au regret… la voilà donc en train de se livrer à ce quasi-inconnu, qu’elle ne connaît que pour avoir loué ses services plusieurs fois.

Ce sont de beaux portraits féminins que propose Mushroom Shade, du genre à ne pas réinventer l’eau chaude mais suffisamment sincères pour qu’on se laisse porter par cette introduction. Yakosa, Angela et Lissy savent ce qu’elles veulent. Le problème, c’est de l’obtenir.
Bien que la narration soit exclusivement le fait de Yakosa, toutes les trois parviennent à se révéler comme complexes (même si à mon grand regret, Angela joue un rôle minime par rapport aux deux autres héroïnes, pour le moment) et à nous donner une idée de leur processus de pensée. Leur approche des relations varie, mais elles ont en commun d’avoir du caractère et des idées bien arrêtées sur ce qu’elles sont prêtes à accepter des hommes. Aussi la fin de l’épisode est-elle choquante, lorsque l’une de ces femmes se trouve soudain violamment agressée par son compagnon, puis violée. Je ne l’avais absolument pas vu arriver, et je m’excuse une fois encore de vous ruiner la surprise, mais je dois avouer que…

…Eh bien, une fois l’effroi passé, je trouve ça intéressant. Beaucoup de séries sur les relations amoureuses omettent totalement ce genre de comportements. Les échecs y sont souvent traités soit avec légèreté de la comédie romantique, soit avec le tragique que mérite une histoire d’amour qui finit mal. Or, les statistiques étant ce qu’elles sont (vous avez, les ours, tout ça…), d’un certain point de vue cette façon de dépeindre les raisons pour qu’une relation s’arrête est un peu irréaliste. Mushroom Shade n’a aucun mal à admettre cela, et nous permet d’ailleurs de comprendre très bien le point de vue de la victime, sans ambages. Parce qu’elle ne se fait aucune illusion sur ce qui se déroule, l’épisode se finit de façon glaciale, mais cohérente.

Ce qui me laisse très impressionnée. Et ravie, paradoxalement. Pour ma première série produite au Malawi [par un producteur basé aux USA…], c’est une bonne pioche.


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