Pyaar is pyaar

17 janvier 2017 à 12:02

L’avènement de la websérie n’aura pas simplement permis l’émergence de nouveaux formats sériels : c’est surtout devenu un espace d’expression pour des personnes qui autrement ne trouveraient pas leur place dans la fiction sur les télévisions traditionnelles. Pour une Issa Rae (qui s’est faite connaître par The Misadventures of Awkward Black Girl avant de décrocher l’opportunité de développer Insecure pour HBO), combien de milliers de voix ne réussissent à se faire entendre que grâce au web ?

C’est encore plus important dans le cas de communautés dont l’existence entière est réprimée par la loi. Tenez, par exemple : en Inde, les personnages LGBT à la télévision, c’est extrêmement rare… et encore très problématique. Il est encore souvent impensable de lancer une série incluant ce type de protagonistes dans un pays où la lutte pour la décriminalisation est toujours en cours : dans le code pénal indien, la section 377 interdit les relations sexuelles dites « contre nature », ce qui inclut l’homosexualité. Les nombreux efforts pour décriminaliser l’homosexualité n’ont pour l’instant pas abouti durablement : l’homosexualité a été décriminalisée puis recriminalisée en l’espace de quelques années, et la bataille judiciaire est toujours à l’ordre du jour.

Dans ces conditions, on imagine très mal une chaîne traditionnelle accepter de payer pour une fiction s’intéressant spécifiquement à des sujets touchant des personnages lesbiens, gays, bi ou trans, et encore moins les autres. Quelques séries, une poignée à peine, ont cependant tenté d’inclure des personnages LGBT, souvent timidement ; ces tentatives n’ont vraiment commencé que depuis environ une dizaine d’années sur les écrans d’Inde.
Le tour d’horizon va donc être court, mais le voici.

En termes de proportions, pour la plupart des séries se risquant sur ce terrain, il s’agit de mettre en scène des hommes gay (ou codés comme tels, mais dont la sexualité n’était jamais explicitée) et très peu d’autres personnages. Mais même ce résultat est obtenu à un prix élevé : le scénario a alors bien souvent recours à tous les clichés possibles et imaginables (comportement féminin ridiculisé, notamment), et en se servant d’eux comme de comic relief. Les hommes gay ont donc tendance à être des personnages mineurs à la télévision indienne, dénués de toute intrigue personnelle. On n’est ici pas très loin de ce qui s’est fait pendant très longtemps sur les écrans américains ou européens.
Le premier rôle du genre (et premier rôle de personnage ouvertement gay de la télévision indienne tout court) était dans Tara, un soap diffusé entre 1993 et 1997. Ça ne date donc pas d’hier mais il faut préciser qu’après Tara, peu d’autres séries des années 90 et début des années 2000 ont accepté de s’engouffrer dans la brèche ainsi ouverte ; après tout Tara était déjà une pionnière sur plein d’autres choses qui ont beaucoup plus inspiré la télévision indienne (première série quotidienne à s’intéresser plutôt à une population jeune et urbaine, première série en hindi à durer près de 5 ans…). Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que Jassi Jaisi Koi Nahin, l’adaptation de Yo soy Betty la fea, propose un autre personnage homosexuel régulier ; mais, ce faisant, la série entérine absolument tous les clichés : Maddy (c’est son nom) est efféminé et toujours là pour faire rire à côté des « vrais » héros de la série. Sans parler du fait qu’il travaille dans la mode, bien-sûr. Malgré son écriture souvent simpliste, Maddy deviendra le modèle sur lequel sont calqués beaucoup des personnages masculins gays de la télévision indienne.
Parmi les rares exceptions, on peut relever Kaisi Yeh Yaariyan, une série de MTV India sur la vie de 5 potes, dont l’un est Cabir, un homme perpétuellement entouré de femmes et avec la réputation d’un tombeur ; dans un épisode de la série, il finit par faire son coming out ; l’intrigue lui permet même par la suite d’embrasser (certes chastement) un autre homme. Pour écrire correctement le changement de comportement de Cabir, MTV India s’était alors adjoint l’aide de Yaariyan, une association aidant les adolescents et jeunes adultes issus de « minorités sexuelles », pour réemployer leur terme.

C’est à peine plus brillant pour d’autres représentations. Songez qu’il a fallu attendre un épisode de The Big F, une mini-série anthologique de MTV India (encore !) lancée fin 2015 avec 13 épisodes seulement, pour trouver une représentation lesbienne à la télévision. Avec juste un détail un rien contrariant : The Big F est alors une série dont le but explicite est de mettre en scène des fantasmes sexuels présentés comme interdits…
Avec le premier personnage transsexuel de la télévision indienne, on rencontre encore un autre problème : on le doit à Rakt Sambandh, un thriller quotidien de 2010 dans lequel un jeune femme est mariée à un homme très riche mais très secret, avant de découvrir qu’en réalité elle a épousé une femme transsexuelle… Ici le genre est un secret à découvrir, un mensonge, une tromperie, et la série n’est racontée que du point de vue de l’épouse naïve (qui est aussi littéralement aveugle, pour bien en rajouter dans le pathos). C’est elle qui lève le voile sur ce mystère, avec tous les problèmes que cela implique pour sa vie amoureuse, puisqu’étant dorénavant mariée à cette femme transsexuelle elle ne peut épouser l’homme qu’elle aime réellement. Dans le panorama indien, c’est particulièrement triste à dire, mais Rakt Sambandh est une série audacieuse à sa manière… elle a même été imitée quelques mois plus tard par un autre soap avec une intrigue similaire, Ek Boond Ishq. Actuellement ce sont les deux seules représentations de personnages trans de l’histoire de la télévision indienne (et quand on voit les photos de promo de la série, le personnage trans étant sur la droite, on a tout compris), et encore, elles n’ont pas duré bien longtemps au regard de la longévité habituelle des soaps…

Dans ce contexte, les représentations des hommes cis gay sont, au mieux, calquées sur le modèle érigé par Rakt Sambandh : il s’agit alors de « romances » dans lesquelles un homme gay épouse une jeune femme innocente, laquelle ignore ce dans quoi elle s’engage. L’acceptation vient alors de l’épouse en premier lieu ; ces séries étant écrites pour un public essentiellement féminin, et dans un pays où la plupart des gays continuent de se marier pour préserver les apparences, on devine dans la portée de telles intrigues. Mais c’est aussi un pays où le soap, et plus encore le soap avec une héroïne à qui il arrive des malheurs après s’être mariée (d’habitude ça vient de sa belle-mère, mais il y a des variations) a longtemps été le modèle, je vous laisse donc imaginer la double-symbolique assez lourde d’une telle tendance.
L’une des rares exceptions à ce régime famélique est Maryada: Lekin Kab Tak?, un soap incluant un couple gay parmi ses personnages, mais qui n’a duré qu’un an et demi sur STAR Plus. On peut aussi mentionner Mahi Way, une série dont l’héroïne est Mahi, une femme hétérosexuelle ; cependant dans cette comédie, le premier rôle masculin revient à son meilleur ami, Shiv, qui à ce titre a droit à des intrigues personnelles (le réalisateur de la série, Nupur Asthana, qualifie Mahi Way de « première série indienne avec un personnage gay décent »). Pour autant, ces séries sont pour la plupart dénuées d’expressions physique d’affection entre deux hommes : Mahi Way a réussi à « oser » un baiser sur le front, mais c’est bien tout. Cela dit, de ce côté-là au moins, les couples hétérosexuels ne sont que rarement traités différemment par la télévision indienne, ou du moins l’évolution est-elle aussi lente.

Quant à la bisexualité, je la mentionne pour la forme mais elle n’a tout simplement pas droit de citer. Je n’ai trouvé trace que d’un seul « exemple » : l’un des personnages du soap Laut Aao Trisha devait être bisexuel, mais le scénario a été entièrement expurgé de ces références (les intrigues sur l’inceste, qui est pourtant couvert aussi par la section 377, sont restées). Voilà, c’est tout, vous pouvez plier les gaules et rentrer chez vous, il n’y a rien à voir.

Tout cela n’est guère glorieux, donc, et exister à la télévision indienne reste encore un rêve inaccessible pour les gays, les lesbiennes, les trans et les bisexuels d’Inde (ne parlons même pas des autres lettres de l’alphabet queer, encore plus ignorées par les médias indiens que ceux d’Occident).
Alors, au vu de tout cela, vous comprenez pourquoi la perspective de découvrir All About Section 377, une websérie sur des personnages gays et créée par un photographe de mode ouvertement gay, me semblait alléchante. Surtout à l’heure du boom des webséries indiennes, qui ne cessent de surprendre.

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Hélas le début d’All About Section 377 tombe dans la plupart des clichés que j’espérais voir la série contourner.
Sur un ton léger, la comédie utilise un personnage hétérosexuel et provincial, Suresh, qui débarque à Mumbai dans l’espoir de devenir mannequin. Le temps de se retourner, il vit chez son cousin Rohit, un photographe de mode très demandé qui a possède un appartement dans la capitale… sauf qu’il découvre genre, allez, quelques minutes avant de débarquer chez Rohit, que celui-ci a la réputation d’être gay. Suresh a en tête des images très stéréotypées de l’homosexualité, bien-sûr (qu’il confond en fait en grande partie avec le travestissement), et cela n’arrange guère son imaginaire qu’il n’ait pas vu Rohit depuis qu’ils étaient enfants. Son désespoir est total.
Suresh débarque donc chez son cousin, terrifié, craignant le pire quant à ce qu’il va découvrir, d’autant plus catastrophé que sa mère lui intime l’ordre de rentrer à la maison s’il ne vit pas avec Rohit comme cela a été prévu. Il se sent pris au piège mais une fois arrivé sur place, il découvre que Rohit n’est pas aussi terrifiant qu’il le pensait… bien qu’il soit quand même un peu gay (je paraphrase à peine). Ses angoisses ne sont pas totalement calmées, mais à tout le moins, il va tenter la cohabitation malgré elles.

Le personnage de Rohit est, effectivement, un peu efféminé, et lorsqu’il aperçoit Suresh, il semble prêt à lui faire du charme (avant d’apprendre qu’il est son cousin en tous cas). Fort heureusement les choses s’arrêtent là, et ce qu’All About Section 377 décrit du personnage à partir de ce point ne renforce pas trop la caricature. Je dis « pas trop »… car Rohit est quand même une sacrée diva capricieuse, perpétuellement de mauvaise humeur ! Cependant, ça a peut-être plus à voir avec son identité artistique finalement. Il a un larbin, Chottu, qui vit et travaille 24 heures sur 24 pour Rohit, et que celui-ci traite de façon misérable juste pour se donner de l’importance et voir la moindre de ses envies réalisée dans la seconde. A la grande surprise de Suresh, son cousin est également en couple avec Siddarth, un entrepreneur au corps ciselé par un orfèvre et qui vit avec Rohit dans l’appartement de Mumbai.
Décontenancé par cet entourage entièrement masculin, notre naïf héros va donc tenter de survivre dans ce milieu dont il ignore tout, et dont il craint en permanence le pire… Sans parler du fait que la pièce où il est logé est surnommée « la chambre Barbie » (pas franchement idéale pour se sentir ou paraître viril).
Il n’est pas au bout de ses peines puisqu’il va aussi découvrir que Surbhi, l’assistante photographe de Rohit, est… une lesbienne. Et que bien-sûr, elle a les mêmes goûts que Suresh lorsqu’il s’agit de la gente féminine.

Pour son démarrage, All About Section 377 peine à établir ce qu’elle veut dire. Les deux premiers épisodes possèdent un bon sens du rythme, et la réalisation comme la photographie sont clairement soignées, à plus forte raison pour une série ayant un budget aussi modeste… mais sur le reste, difficile de comprendre où All About Section 377 cherche à en venir.
S’agit-il de démonter les préjugés de Suresh ? Pas vraiment, ceux-ci étant au mieux relativisés, mais jamais totalement détrompés. Veut-on humaniser les personnages gays (et le personnage lesbien) ? Le résultat est sans aucun doute supérieur à ce que peut proposer le reste de la fiction indienne, et les protagonistes se limitent rarement à leur sexualité (Rohit est un photographe talentueux mais capricieux, Siddarth est un beau mec mais qui ronfle et fait chier tout le monde avec ses anecdotes de culture générale, etc.) mais les voir perpétuellement à travers les yeux de Suresh limite tout de même beaucoup leur impact, car lui-même observe tout perpétuellement à travers le prisme de l’homosexualité qu’il craint de voir se manifester. Les brèves intrigues sur les « véritables problèmes » du foyer composé par Rohit et Siddarth sont en outre elles aussi, finalement, orientées vers la sexualité, quand bien même elles ne sont pas liées à l’homosexualité dans l’absolu (intimité d’un couple installé dans la routine, crainte de la panne sexuelle, jalousie…).

allaboutsection377-partypic-300Il faut attendre que le troisième épisode soit largement entamé pour que la série commence enfin à aller au fond des choses, progressivement. Les bons moments commencent à se révéler, quand bien même ils restent encore souvent noyés dans des épisodes autrement assez anodins : Rohit discutant avec l’un de ses amis de la façon dont la sexualité ne définit pas quelqu’un (ni aucune étiquette en général, y compris religieuse), une scène sympathique pendant laquelle tous les personnages sympathisent autour d’une parodie de soap romantique, des interrogations sur la pression quant au mariage… C’est en fait dans des scènes moins tournées vers la comédie, et s’orientant plus ouvertement vers la chronique, qu’All About Section 377 se révèle la plus réussie.
Petit-à-petit, les efforts d’humanisation commencent à être plus palpables, et émotionnellement plus payants. En fait, en lâchant de plus en plus souvent la comédie pour accepter de s’aventurer dans de la dramédie, voire même du dramatique, All About Section 377 semble moins superficiellement produire ses efforts, et obtient une réelle humanité qui n’apparaît pas comme pédagogique. Il y a quelques morceaux de bravoure dans les derniers épisodes de la saison qui font plus pour le propos de la série que ses explications factuelles. Ainsi, dans le dernier épisode (d’une durée double d’une demi-heure), la sœur de Rohit explique à Suresh ce qu’est la fameuse « Section 377 » dont il n’a jamais entendu parler ; le fait qu’on ait ressenti tant de choses aux côtés de Rohit, Siddarth, et même Surbhi (bien que son personnage soit mineur, elle a eu droit à un très joli passage un peu plus tôt), rend les ficelles du discours bien moins grossières.

J’avais commencé All About Section 377 avec un peu de scepticisme, restant insensible aux tentatives d’humour et observant les efforts des premiers épisodes avec un peu d’inquiétude…
…A la fin de la saison, j’étais en larmes. Des larmes émues, pas nécessairement tristes ; de celles qu’on partage avec des personnages qu’on aime sincèrement, de celles qui tiédissent nos joues parce qu’on a le cœur qui bat à leur rythme, de celles qu’on laisse couler non parce qu’on les plaint mais parce qu’on ressent de façon égale aussi bien leurs peines que leurs joies. Ce ne sont pas nécessairement nos peines et nos joies, mais paradoxalement elles le sont tout de même devenues, un peu. On ressort d’All About Section 377 avec le sentiment d’avoir vraiment connu des personnages intimement, et ce n’était pas gagné en y entrant pourtant.

C’est merveilleux tous ces gens qui grâce aux webséries, parviennent enfin à créer des fictions qui parlent de ce qui leur importe. Qui les représente. Qui leur permette d’exister publiquement, au bout du compte ; après tout, le créateur d’All About Section 377, Amit Khanna, est également le réalisateur et l’interprète de Rohit.
Surtout dans un contexte tel que celui dans lequel évolue la communauté LGBT indienne.

Mais nous aussi, spectateurs occidentaux vivant loin de tout ça, nous avons de la chance que de telles séries existent, en un sens. Leur accessibilité (les épisodes d’All About Section 377 sont tous sur Youtube, et ils sont sous-titrés intégralement en anglais) nous permettent de regarder ces fictions venues de pays téléphagiquement peu accessibles par ailleurs… et nous permettent de voir, de vraiment voir, des gens comme Amit Khanna.
I see you, Amit. And I love you. Love is love. Pyaar is pyaar.

par

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. maxwell39 dit :

    Merci pour l’article lady, très instructif. Les LGBT à la tv est un vaste débat. Dans les télé que je suis (amérique du nord, France, UK, Australie et pays nordiques), faut reconnaitre que l’évolution est globalement bonne, même si ça peut encore arriver de me demander si un personnage LGBT n’est juste pas là pour remplir un quota, tellement il joue les utilités.
    Je viens de voir Eyewitness US (un an après la version originale suédoise), ça parrait fou qu’aujourd’hui, on laisse passer des images ou deux adolescents gay font l’amour… même si ça reste soft (on est sur USA Network quand même 😀 ) et qu’on voit clairement que les acteurs sont plus proches des 25 ans que des 16 ^^
    En écrivant ces lignes, je me suis appercu que l’un des deux était le fils de Bill Paxton 🙂

  2. mabo dit :

    Passionnant cet article sur la représentation LGBTQIA en Inde ! je vais rajouter cette petite websérie tout de suite. A voir la liste des séries ayant des persos LGBT je me demande s’ils n’en ont pas plus qu’en France :p Je ne sais pas si tu as déjà fait un article sur ça mais comme je ne regarde pas beaucoup de fictions françaises je ne m’en rends pas compte.
    Merci en tout cas pour cet article !

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