Rape culture

7 juillet 2019 à 14:51

Nareerat Satthakil, dite Lookkaew, est une étudiante à l’université d’Ek Udom où elle semble promise à un brillant avenir. Tout semble en effet lui réussir : elle est une élève appliquée (bien que réservée), populaire, joviale et pleine d’attentions pour son entourage. Tout n’est pas toujours facile pour elle, en particulier depuis la mort de sa mère, mais elle a un comportement exemplaire et une attitude à faire pâlir d’envie n’importe quel parent. D’ailleurs son père est particulièrement fier d’elle, et sa belle-mère, Buppha, voudrait se faire aimer de Lookkaew même si pour le moment les choses sont encore un peu raides entre elles. Bref tout va bien dans le meilleur des mondes.
Bien-sûr, cela ne saurait durer, et The Judgement, une série thaï co-produite par Netflix et la chaîne locale GMM 25, s’apprête hélas à nous le démontrer.

Trigger warning : viol, suicide.

Bon, désolée de vous casser le suspense, mais c’est de ça qu’il va être question aujourd’hui : de viol. Le premier épisode n’en fait pourtant pas son objet, décidant résolument de prendre son temps pour mettre en place une exposition non seulement des personnages, des différentes dynamiques entre eux, mais surtout du contexte donné à ces dynamiques. L’université d’Ek Udom offre en effet un décor à la fois anodin et important à la suite des évènements.
Comme son nom le suggère, The Judgement a en effet pour principe de raconter comment Lookkaew va devoir, après son viol, gérer l’opinion de tous ceux qui, jusqu’à ce qu’elle soit victime de ce crime, la regardaient avec admiration et/ou bienveillance. Parce que désolée de vous le dire, mais il y a assez peu de chances que cette bénévolence dure après le viol, et pour ceux qui ne sont toujours pas sûrs de comment ce peut être une évidence, voyez aussi : culture du viol.
Dans le pilote, on n’en est pourtant pas encore là, même si la scène d’ouverture y fait tragiquement allusion.

A la place, on va suivre Lookkaew dans une journée de sa vie d’étudiante, entre petit déjeuner express en famille, cours de psychologie où elle maîtrise le sujet mais ne participe pas en classe, ou flirt distant avec l’un des garçons les plus populaires, Aun…
On va cependant découvrir que cette journée n’est pas tout-à-fait ordinaire : il s’agit aussi de l’anniversaire de mariage du père de Lookkaew et de sa belle-mère Buppha. Occasion pour laquelle l’adolescente, après avoir prié devant le portrait de sa défunte mère, va même se fendre de deux cadeaux. Par-dessus le marché, il s’agit d’une journée plutôt importante pour la jeune fille elle-même, puisqu’avec sa meilleure amie Petchpraew, elle s’apprête à passer en fin de journée l’audition pour rejoindre l’équipe de cheerleaders… à l’issue de laquelle non seulement Lookkaew va décrocher une place, mais aussi le job de capitaine de l’équipe !
Tout semble donc aller parfaitement dans la vie de Lookkaew jusqu’à ce viol ?

Eh bien non. En cours d’épisode, une tragédie se produit, me prenant, je dois le dire, par surprise (vu qu’aucun résumé y compris de Netflix n’en fait mention). Alors que Lookkaew a oublié son uniforme de cheerleader, son père vient le lui apporter en voiture… et a un accident. Vous savez bien qu’en Asie, les morts brutales sont toujours dues à des accidents de voiture dans les séries ! Sauf que là, le père de notre héroïne ne meurt pas sur le coup : il est extirpé de sa voiture et amené à l’hôpital, où les médecins concluent qu’il est dans le coma.
S’en suit une série de photographies assez incroyable des jours qui suivent, pendant lesquels Lookkaew et Buppha se relaient au chevet de notre homme. Cela devient même vite un problème, car Lookkaew rejette d’autant plus sa belle-mère maintenant que son père ne fait plus tampon entre elles, et alors qu’elle ressent comme une profonde injustice que cette épouse prenne tant de place à l’hôpital. L’épisode inaugural de The Judgement est pourtant clair : en dépit de son visage austère, Buppha n’est pas une belle-mère méchante ou mal intentionnée de quelque façon que ce soit. Comme Lookkaew, elle souffre, elle s’inquiète, elle tente de se rendre utile quand bien même il n’y a rien à faire… Mais pour l’adolescente, ces heures passées par Buppha dans la chambre d’hôpital sont vécues de façon négative.

Pendant ce temps Aun, qui était avec Lookkaew quand elle a appris le drame, rend également visite à son père, si bien que l’adolescente se rapproche lentement du jeune homme. Est-il son petit-ami ? Avant l’accident, elle s’en est ostensiblement défendue, à plus forte raison parce qu’il est si populaire et qu’elle pressentait que cela lui causerait des soucis. A présent qu’il est sans cesse là pour elle, les choses ne sont plus si claires… Il semble avoir sincèrement à cœur d’être là pour Lookkaew lorsqu’elle en a le plus besoin. Il l’invite même à une fête qu’il organise pour essayer de lui remonter le moral.
Tout cela sous le regard jaloux d’Archa, un camarade de Lookkaew qui a un sérieux béguin pour elle mais ne lui en a jamais fait part, ni n’a jamais essayé quoi que ce soit… D’autres personnages, pour le moment secondaires (dont deux étudiants homosexuels, Jamie et Namnhao, qui se rencontrent dans ce premier épisode), viendront progressivement étoffer l’intrigue, n’en doutons pas. D’ailleurs il y a des visages au générique que je n’ai pas vus dans ce premier épisode, c’est vous dire si on n’a pas toutes les cartes en main. Mais pour le moment voilà ce que raconte le premier épisode.

C’est déjà une histoire forte et complexe. L’émotion est palpable, en particulier au-delà du premier tiers nous présentant Lookkaew comme parfaite et heureuse : après l’accident de son père, le portrait prend plus d’épaisseur. Au lieu d’être la jeune fille qui offre un cadeau à sa belle-mère malgré le pincement au cœur que cela lui cause, désormais elle est l’adolescente furieuse de se sentir écartée de la convalescence de son père. C’est vraiment bien joué et The Judgement réussit parfaitement à prendre ce tournant, tout en maintenant l’exploration du personnage pour ne jamais nous faire oublier son innocence naturelle (qui est passablement importante pour la suite, hélas).

The Judgement va finalement, sur la toute toute fin du premier épisode, nous montrer ce fameux viol. Pas moyen d’y couper. C’est fait de façon assez élusive et en même temps dans un degré de détail plutôt choquant (je réitère donc mon trigger warning).
Son déroulé est sombrement classique : à la fameuse fête organisée par Aun, Lookkaew se retrouve ivre, et est conduite dans une chambre. Elle repousse plusieurs fois, verbalement et physiquement, les avances qui lui sont faites, bien qu’étant seulement semi-consciente. On pense que finalement il a compris le message… mais il revient à l’assaut. On voudrait que ça n’arrive pas, mais impossible d’y échapper. Cette fois, il va dénuder Lookkaew, prendre des photos avec son téléphone, même, et…
La scène est éprouvante. Elle n’a rien de révolutionnaire et en même temps chaque nouvelle charge semble venir à bout de nos nerfs. Vous me direz, il y a un savoir-faire réel derrière cette réalisation efficace : des viols à la télévision thaï, ce n’est hélas pas rare. En fait ils sont même un outil courant des lakorns. Mais The Judgement a préparé le terrain pour raconter plus que ce crime ou son retentissement sur l’intimité de l’héroïne (ou, pire mais loin d’être inédit, sa romance avec son violeur ; c’est pas strictement thaï comme ressort d’ailleurs). L’idée motrice est vraiment de poser la question : comment les différentes personnes qui forment son entourage vont-elles réagir ? Pas juste individuellement, mais en tant que groupe ?
Encore une fois, la scène d’introduction (laissée volontairement ambiguë : s’agit-il d’un fast forward ou d’un rêve ?), pendant laquelle Lookkaew menace de se suicider devant tout le campus, est une indication. Le cours de psychologie en est une autre. Et la constellation de relations cordiales à l’université d’Ek Udom en est une troisième.

A quel point peut-on compter sur ces rapports tissés et/ou sur l’image qu’on a donnée pendant des mois, parfois des années à des proches, pour être défendue face au pire ?
Lookkaew s’apprête à le découvrir et je ne vais pas vous raconter des conneries, elle ne va pas subitement se trouver enveloppée d’amour chaleureux et solidaire. Ce qui l’attend, c’est une épreuve après l’épreuve. C’est de ça dont veut parler The Judgement, tout en parlant de passage à l’âge adulte sous une variété d’angles au passage. Mais surtout de ça.

…Et pour être honnête je comprends assez pourquoi 13 Reasons Why a été mentionnée plusieurs fois dans les articles thaïs que j’ai pu lire en faisant mes recherches sur The Judgement. Il est évident qu’il y a un lien de parenté ; même pour moi qui n’ai vu que la première saison de la série américaine (et qui ai la ferme intention de m’arrêter là, soit dit en passant).
Cette proximité thématique (et parfois cosmétique… Archa avec ses écouteurs il est sérieux ?!), toutefois, est totalement modifiée par l’angle d’approche. Ce qui vérifie une fois de plus, et on ne le dira jamais assez, que ce qui fait une série, c’est moins son sujet que son ton ! The Judgement prend le parti d’étudier l’héroïne non pas via un moyen détourné (cassettes) ou un regard extérieur (Clay), mais bien en la suivant, en vivant avec elle une journée-clé de son existence. La série prend aussi le parti de respecter un ordre relativement chronologique, ce qui semble accessoire et en fait relève d’une vraie intention : celle de ne pas embrouiller le spectateur, et de ne pas le trimballer dans des mystères manufacturés, mais plutôt de lui imposer la tragédie telle qu’elle se joue. Il faut l’obliger à composer avec elle. A réagir à ce qui se produit, pas s’interroger sur qui a fait quoi. Pas de secret à découvrir : juste une vie à suivre, et à laquelle s’attacher, et avec laquelle découvrir l’ampleur du problème.
Parce que Lookkaew est humaine, et digne de notre attention pour cette seule raison, nous allons vivre ce jugement à ses côtés.

Les comparaisons ne peuvent que venir à l’esprit étant donné que 13 Reasons Why et The Judgement sont deux séries originales Netflix, qu’elles s’intéressent à des ados, qu’elles parlent de diverses problématiques importantes pour cette tranche d’âge (découverte de soi, sexualité, relation au monde, etc.). Mais sur des plans émotionnel, narratif et discursif, il n’y a pas photo à mes yeux : la série thaïlandaise l’emporte haut la main rien qu’avec ce premier épisode. Je suis actuellement en train de faire main basse sur les suivants ; j’en reviens pas que ce truc ait roupillé des mois sur mon disque dur, je suis une inconsciente.
Évidemment ça n’élimine pas pour autant les possibles problèmes qu’une telle intrigue puisse rencontrer ultérieurement. L’ennemi numéro un est même présent dans ce premier épisode ! A trop insister sur l’angélique personnalité de son héroïne, The Judgement prend le risque de la simplification extrême : elle ne serait pas une « parfaite » victime (gentille, aimée et ayant clairement manifesté son refus) que Lookkaew mériterait tout autant d’être soutenue. Mais en 13 épisodes (…eh oui, aussi), The Judgement a plus que l’opportunité de continuer sur son excellente lancée, d’éviter les écueils notamment sensationnalistes, et de nous parler non pas seulement du viol comme une expérience intime… mais du viol comme expérience sociale.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    Un article très intéressant pour une série qui semble elle aussi très intéressante. Je ne sais pas si j’ai envie de la voir, mais j’ai en tout cas, très envie d’avoir ton avis sur la suite. Si tu continues et commentes soit ici, soit sur Twitter, je suivrais avec plaisir et intérêt.

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