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7 avril 2022 à 21:52

Parfois j’ai le sentiment de pouvoir vous apprendre un ou deux trucs sur la télévision de la planète, et parfois ma review commence comme un gigantesque point d’interrogation.
Je n’ai absolument aucune explication quant au phénomène que je m’apprête à décrire. Pour être franche, j’ai hésité à en parler précisément parce que je n’en saisis pas toutes les ramifications, et que, s’agissant d’une série russe en avril 2022, ces ramifications sont potentiellement dérangeantes. Mais je me dis aussi que l’explication viendra peut-être d’une lectrice plus avisée que moi, ou qu’en tous cas, nous aurons au moins partagé ce moment de perplexité ensemble.

Trigger warning : tentative de viol.

La série du jour s’appelle Epidemiya, et avant d’aller plus loin quant au mystère qui me pousse à écrire ces lignes, parlons de son premier épisode.

La vie semble normale à Moscou, et pourtant elle a déjà changé, sans que personne ou presque ne le remarque. Des personnes tombent malades, crachent du sang, ont les yeux qui prennent une étrange couleur blanche ; mais le phénomène semble si marginal qu’on l’attribue facilement à autre chose. Jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de le faire. Quand le grand public est informé de l’épidémie par les médias (et encore), quelques milliers de cas sont déjà officiellement recensés, et probablement plus encore ont eu lieu. Une école où un cas a été repéré est entièrement mise en quarantaine par l’armée, et la jeune « patiente zéro » évacuée sans explication ou même accord de ses parents. Très vite, les cas se multiplient et Moscou est entièrement barricadée : plus personne n’entre ni ne sort. A l’intérieur de la ville, la panique ouvre la porte au pire.
Sergei semble, en apparence, y avoir échappé : lui et sa femme Anya, ainsi que Misha le fils adolescent de celle-ci, vivent en banlieue, hors du cordon sanitaire, à quelques pas de leur riche voisin Lionya, la jeune compagne enceinte de celui-ci Marina, et Polina, une adolescente alcoolique et désabusée. Le problème, c’est que l’ex-femme de Sergei, la froide Ira (qui est encore furieuse d’avoir été abandonnée au profit d’Anya), et leur fils Anton, sont encore à Moscou. Sergei confie donc à son père Boris (un statisticien de l’institut Gamaleya) la mission de protéger une moitié de sa famille pendant qu’il se risque à aller chercher l’autre moitié à Moscou, pour pouvoir prendre la route au plus vite et partir loin du foyer de l’épidémie.

Adaptation d’un roman de 2011, tournée en 2018 et diffusée dans son pays natal en novembre 2019, Epidemiya n’avait aucun moyen de savoir à quel point elle allait être d’actualité.

Le déroulé des événements que son premier épisode détaille, toutefois, est assez différent de celui d’autres séries similaires. Epidemiya commence d’une façon qui pourrait rappeler, par exemple, Cordon, sauf que contrairement à la série belge, ici nous n’avons que le point de vue de Sergei et ses proches : pas celui de personnalités politiques, de membre de la police ou de l’armée, d’éminences scientifiques. Un seul expert apparaîtra à la télévision, invité le jour de l’annonce officielle de l’épidémie, mais il sera coupé dés qu’il tentera de sonner l’alarme.
Cette approche fait une différence majeure : la plupart des séries expliqueraient les décisions précises et le cheminement de pensée des dirigeantes conduisant à des choix parfois difficiles, exploreraient les dilemmes vécus par le personnel armé sur le terrain, montreraient les pressions reçues par la presse pour se conformer au discours officiel. Pas ici. Dans le cas de ce premier épisode, il n’y a pas de visage à mettre sur les différentes mesures prises (et pour cause, les militaires portent tous des masques à gaz !). Il en résulte une impression de décisions aveugles et, par voie de conséquence, brutales.
L’incompréhension rend tout monstrueux… et, reconnaissons-le, une bonne partie de ce qui se passe l’est même avant que la ville ne bascule dans le chaos. Enfermée, soumise à des règles qui changent tous les jours sans prévenir ni sans explication, constamment en prise avec l’armée qui semble être en roue libre, la population est terrifiée. C’est comme ça que le pire a tendance à se produire. Une partie de l’intention d’Epidemiya semble être de souligner cela : le sentiment d’abandon par les autorités, de manque d’humanité venu des forces armées, de violence venant d’institutions invisibles ; ce qui permet toutes les autres violences. La survie ne pourra se faire que malgré ces gens-là, certainement pas grâce à eux. Cette gestion de crise déshumanisante est pire que n’avoir plus de repères : c’est être trahie par les repères existants.

Dans tout cela, la situation de Sergei est à la fois simple et compliquée. Tout ce qu’il a à faire, c’est emmener ses proches aussi loin que possible (sur les conseils de son père, qui a étudié de près ce qui se passe en cas d’épidémie). Sauf qu’évidemment, avec Ira et Anton bloquées à l’intérieur du cordon sanitaire moscovite, ce n’est pas si facile de mettre tout le monde à l’abri. L’épisode le voit donc tenter une opération de la dernière chance, tandis que son autre famille, restée en banlieue, est à la merci d’un autre danger.
Clairement, dans Epidemiya, le plus grand risque ne vient pas de l’épidémie ; ce n’est qu’un détonateur.

…Voici la raison pour laquelle je suis devant vous aujourd’hui à parler d’une série russe, alors que pour le moment j’avais résolu de les mettre de côté entièrement : Epidemiya figure en 8e place des séries les plus regardées sur Netflix pour la France pour la semaine écoulée. Apparemment, plus tôt cette semaine, elle s’est même hissée à la 2e place (toutefois il faudra attendre les classements officiels de Netflix pour le confirmer).
Et je ne parviens pas à déterminer pourquoi.

Quelles sont les chances pour qu’une série de 2019, passée inaperçue à son lancement, dénuée de promotion alors aussi bien que maintenant, et largement remplacée par d’autres séries thématiquement voisines bien plus notoires sur un plan public et/ou critique (Sweet Tooth, Anna, Station Eleven, Jigeum Uri Hakgyoneun… pour n’en citer que quelques unes), devienne soudainement populaire ? La série aurait pu percer au début de la pandémie COVID-19, ç’aurait même eu beaucoup de sens étant donné la façon dont elle démarre et une partie de son discours, mais nous sommes dans une phase bien différente maintenant. Une phase pendant laquelle tout le monde veut tourner la page ; une phase pendant laquelle les gens ne veulent plus survivre à la pandémie, mais revenir à une vie normale. Epidemiya n’est pas une série sur ça.
Et attention ! Elle n’est pas populaire partout, non : en France et en Outre-Mer spécifiquement, comme le montre le tableau que Netflix met gentiment à notre disposition en même temps que son Top10 (d’ailleurs c’est très intéressant que Netflix parle de « pays » et non de « territoires », terme d’ordinaire utilisé dans l’industrie audiovisuelle pour ce genre de choses, mais c’est pas le sujet du jour). Aucun autre pays ne regarde Epidemiya en ce moment au point de placer la série dans son classement, aucun. Et c’est la seule série de notre classement national qui, cette semaine, est dans ce cas-là ; d’ordinaire les séries que regardent les Françaises sont des séries qu’on regarde aussi ailleurs. Je suis sûre que CANNESERIES aimerait s’en attribuer le mérite, mais qui se souvient quelle série était sélectionnée par le festival aussi loin que le printemps 2019 alors que son édition 2022 battait son plein ? Je me permets de douter que ce soit l’explication.
Pour une série russe qui plus est, en pleine guerre sur le sol ukrainien ! A la grande rigueur, j’aurais compris ce genre de popularité récente dans des pays limitrophes de la Russie (sur le sol russe, la série n’est pas sur Netflix mais sur sa plateforme d’origine, Premier ; Netflix est le distributeur international), comme reflet d’une inquiétude post-apocalyptique, mais là ? Qui va spécifiquement chercher à regarder une série russe par les temps qui courent ?
On ne peut même pas vraiment parler d’une ascension progressive ou d’un sleeper hit qui serait remonté dans les priorités des spectatrices l’air de rien : la série est absolument absente du Top10 les semaines précédentes. C’est donc d’autant plus étonnant qu’elle apparaisse comme au milieu de nulle part. Ce succès soudain laisse entendre qu’une influenceuse, quelque part, aurait attiré l’attention d’un public nombreux sur la série, ou quelque chose du genre ; or, impossible de trouver la trace d’un tel phénomène, surtout capable d’avoir l’effet d’une trainée de poudre pareille. Par exemple, sur Twitter, les tweets les plus récents utilisant le hashtag #TotheLake (le titre sous lequel la série est proposée en France, comme vous avez pu le constater) montrent qu’assez peu de francophones tweetent dessus en ce moment ; si viralité il y a (…pardon), elle doit s’être produite ailleurs. Peut-être dans l’algorithme de Netflix-même ? Si c’est le cas, ça laisse quand même dubitative…

Comment tant de francophones ont soudain eu connaissance de l’existence d’Epidemiya ? Je n’ai pas la réponse. Vraiment là, je viens à vous les mains vides. Cela n’a pas de sens pour moi.
Si ça en a pour vous, n’hésitez pas à m’éclairer en commentaire.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    Alors là, c’est une très bonne question que tu poses et je n’ai pas de réponse, mais maintenant je me le demande aussi parce que c’est vraiment bizarre.

    • ladyteruki dit :

      Alors, petit follow-up : Epidemiya est restée deux semaines de plus au classement de Netflix (grimpant à la 4e place avant de retomber à la 7e), puis a disparu. Et je n’ai : TOUJOURS PAS D’EXPLICATION FERME. Même si je suppose que la queue de comète est probablement due à l’interrogation-même autour de son succès (que je n’ai pas été la seule à remarquer).

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