Orfèvrerie

22 juin 2023 à 22:09

C’est une initiative intéressante que l’on pourra observer sur arte ce soir à 23h45 : une série kenyane, Country Queen (diffusée sous le titre français Pour l’or de Tsilanga). Intéressante d’abord parce que les séries africaines sont encore excessivement rares à la télévision française. C’est d’ailleurs rare même pour arte, puisqu’il y a deux ans la série sud-africaine Hopeville n’avait été offerte que sur arte.tv et pas en diffusion linéaire. Sûrement que les diffuseurs ne savent pas qu’il y a une diaspora africaine en France… et c’est là mon hypothèse la plus généreuse à ce désintérêt. Mais aussi parce que Country Queen a une genèse originale… que je ne vais pas aborder tout de suite, parce que sinon vous seriez tentée de ne pas lire la review ! Non mais je vous connais, hein.

Akisa est une jeune femme ambitieuse, qui est à la tête de sa propre société d’organisation d’événements. La jeune femme a décroché une opportunité unique, et pleine d’avenir. Il s’agit d’une cérémonie de récompense mettant en vedette Max et Vivienne Sibala, un riche couple à la tête d’Eco Rock, une des plus importantes compagnies du pays. Les Sibala sont connues pour leur lutte contre la corruption ; c’est d’ailleurs l’objet de la petite sauterie du jour, qui réunit tout le gratin de Nairobi. Si la soirée se passe bien, Akisa est sûre de décrocher des contrats pour des événements plus prestigieux à l’avenir. C’est un peu stressant, mais c’est également grisant ! Au moins aussi grisant que son aventure avec Max, qui la fréquente en cachette de sa femme. Droiture morale, mon oeil…
Pas de chance, quelqu’un fait une scène pendant la soirée : un homme qui s’estime spolié par les Sibala lance un projectile sur Vivienne ; ça n’a pour effet que de tâcher sa robe, mais l’esclandre se produit devant la presse. La fête tourne donc au scandale, ce qui évidemment ulcère Vivienne. Elle a tôt fait de se retourner contre Max, dont on découvre qu’elle le traite plus en homme de main qu’en mari. Celui-ci veut se réfugier auprès d’Akisa, mais celle-ci a d’ores et déjà d’autres priorités : dans la même soirée, l’une de ses tantes fait appel à elle. Akisa doit revenir en urgence dans son village natal : son père, à la santé déjà chancelante, a fait un malaise. Ce que la tante ne mentionne pas, c’est que ce malaise a eu lieu après avoir découvert toutes ses poules massacrées par des gens qui en veulent à ses terres… Il est en effet le seul propriétaire terrien de son village à refuser de vendre à une compagnie minière.
Sans plus attendre, la jeune femme prend la route pour venir au chevet de son père, malgré les traumatismes passés.

Il se passe de toute évidence BEAUCOUP de choses dans ce premier épisode, et le plus étonnant est que, pour un épisode d’exposition, on est beaucoup dans la suggestion. Les émotions ressenties par Akisa ne sont jamais verbalisées, mais plutôt le fait de flashbacks qui se traduisent plutôt par des sortes de vision du passé, que par le vocabulaire visuel du souvenir. En fait, dans cette série, on ne dit pas vraiment ce que l’on ressent, et le silence de ces émois a quelque chose d’à la fois pénétrant et mystérieux, comme si l’âme des personnages nous échappait toujours un peu. La finesse avec laquelle Country Queen met en place son héroïne, également, est louable : Akisa est présentée d’abord par sa réussite (ou ce qu’elle pense être, en tout cas, une vie réussie), puis, lentement, on en apprend plus sur les raisons qui l’ont conduite à faire les choix d’aujourd’hui ; ainsi l’ambition initialement affichée s’avère-t-elle être plutôt une revanche sur la vie. Au terme du premier épisode, quand bien même on a beaucoup de cartes en main, on a le sentiment de n’avoir qu’à peine gratté la surface de ce qui torture la jeune femme, depuis des années. Depuis qu’elle a fui. Depuis avant cela, même.
Revenir dans son village natal n’est pas qu’un retour à ses origines humbles, donc, mais bien un travail pénible de confrontation à ses souvenirs, ainsi qu’aux visages qui incarnent ses souvenirs, et ils ne sont guère joyeux. Mais elle revient juste au « bon » moment, ayant le temps d’une dernière conversation avec son père dans laquelle celui-ci lui présente des excuses… quelques heures avant de s’éteindre. Un deuil compliqué attend, sans nul doute, la jeune femme.

Ne vous méprenez pas : Country Queen n’est pas qu’un human drama (même si ce n’est pas sale). La série a beaucoup de choses dans sa manche, et ça passe notamment par une intrigue secondaire dans laquelle on découvre que les si louables Sibala, à la tête d’un empire minier, sont en réalité pourries jusqu’à la moëlle. Pendant la même soirée que Vivienne comptait utiliser pour briller aux yeux de la haute société kenyane, Max était supposé garder un oeil sur un échange avec des trafiquants d’or. Oui, les Sibala « blanchissent » de l’or sale ! Nous ne sommes d’ailleurs pas les seules au courant : un journaliste semble être sur la piste de leurs malversations.
Ce trafic pourrait être purement théorique, ou au moins une affaire de crime en col blanc, mais Country Queen ne mange pas de ce pain-là. Elle insiste aussi pour toucher à d’autres aspects du trafic d’or, en montrant les conséquences, bien réelles, de ces affaires pas très propres. Eh non, les crimes en col blanc ne sont pas des crimes sans victimes, ce sont juste des crimes dont les victimes ne connaissent jamais l’auteur ! Et Country Queen le montre à travers la pression qui pèse sur les petits propriétaires pour revendre leurs terres à des compagnies minières (« encouragées » par des techniques d’intimidation si le peer pressure ne suffit pas). Une intrigue autour d’un petit garçon appelé Joshua permet également de souligner l’exploitation illégale d’enfants dans les mines, et qui permet à une filiale d’Eco Rock de trouver un bon filon dans ce premier épisode au péril de sa santé.
Un premier épisode dense, donc, mais étonnamment digeste. A tort ou à raison, j’ai repensé au premier épisode de la série sud-africaine Ihawu devant ce démarrage de Country Queen, qui a pas mal de points en commun, mais aussi une énorme différence ! Country Queen ne requiert pas vraiment de compréhension préalable (et guère plus de lecture a posteriori) des enjeux socio-économiques ou historiques du Kenya pour comprendre l’intrigue. Tout y se déroule sous nos yeux. L’explication tient peut-être, au moins en partie, à sa genèse.

Country Queen a été produite entièrement au Kenya, sa distribution comme son équipe technique sont majoritairement kenyanes… mais la série a été conçue en Allemagne, où résident ses productrices exécutives et d’où provient la plus grande partie de son financement. Good Karma Fiction, la société de production allemande qui est à son origine, est en effet spécialisée dans la création de séries et de films tournés en Afrique (je n’ai pas réussi à déterminer si c’était juste le Kenya, par contre). Son objectif est de financer les étapes de la fabrication de ces fictions, du développement au tournage (je ne sais pas pour la post-production) en Afrique sub-saharienne, mais aussi de former les professionnelles de l’équipe technique. Toutefois, ce financement se fait sur la base crédits et aides octroyées par des diffuseurs (arte et ZDF dans le cas de Country Queen) ainsi que par des organismes d’aide à la création (ici DW Akademie, le BMZ, la Ford Foundation) de l’hémisphère nord.
Le site de Good Karma Fiction ne rentre pas dans les détails (ça ne leur ferait pas de mal de rajouter un espace presse, mais bon), et d’une façon générale il n’a pas l’air d’être très à jour puisqu’il considère que seul un pilote a été produit pour Country Queen à ce jour. Ahem. Reste qu’il donne une bonne idée du type de projets que ses productrices soutiennent, c’est-à-dire… une palette assez large de genres ! Un teen drama d’aventures, un revenge drama se déroulant dans les années 50, une dramédie sur une psy aveugle, un drama familial fantastique… les ambitions de Good Karma Fiction semblent être intéressantes, si tous ces projets voient le jour en tout cas. Il faut également noter que pour autant que je puisse en juger (encore une fois, ce site mériterait d’être plus complet), les séries en développement seraient écrites par des scénaristes africaines, et dans une interview le producteur kenyan Kamau Wandung’u indique que 98% de l’équipe de Country Queen était africaine. L’intervention des productrices exécutives allemandes semble donc, en grande partie au moins, se limiter à mettre les choses en place, notamment du point de vue de l’obtention de financement et de la distribution. Et en effet, avant même d’atterrir sur arte ce soir, Country Queen a été proposée dés l’an dernier par Netflix, dont elle est de facto devenue la première série kenyane « originale ». On aimerait bien des nouvelles de ses commandes originales kenyanes, mais pas de chance, Netflix passe sous un tunnel.

Pas étonnant, dés lors, qu’une fiction pour laquelle les chèques ont été signés à l’étranger ait tendance à être plus facile d’accès pour un public non-kenyan : c’est généralement ce qui se passe quand l’élaboration de la série elle-même est le fait d’une équipe internationale. Et surtout cela permet à Country Queen de connaître un sort que peu voire pas de séries kenyanes ont pu connaître jusque là… c’est-à-dire nous parvenir.
L’occasion de se montrer curieuse de la fiction d’ailleurs… et, surtout, curieuse des problématiques dont on entend si peu parler sur nos propres écrans, comme le trafic d’or.

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