Un homme important

7 novembre 2023 à 20:59

L’automne est plutôt actif du côté de SkyShowtime, la plateforme ayant lancé plusieurs séries en l’espace de quelques semaines. Il y aura donc eu Kodnamn: Annika dans les pays scandinaves (la review du premier épisode est ici), Mentiras pasajeras en Espagne (c’est la série des frères Almodóvar présentée à Series Mania un peu plus tôt cette année), et la comédie slovaque Víťaz. Vu qu’il y a environ une vingtaine de fictions originales dans les tuyaux pour les mois à venir, rien que pour l’Europe (car c’est sans compter sur les titres étasuniens de Showtime et/ou Paramount !), ne perdons pas de temps et parlons donc de cette dernière.

Son concept ne pourrait être plus simple : il s’agit d’une série centrée sur un homme imbu de lui-même et parfaitement insupportable, que sa famille est obligée de voir un peu plus souvent. Sauf que cet homme est un ancien Premier ministre, et qu’au moins dans le premier épisode, il n’a pas encore réalisé que sa carrière politique était finie !

Voilà 10 ans maintenant que Viktor Hudák occupe son bureau de Premier ministre, et, après quelques scandales sur lesquels la série ne s’étend pas, il a fini par donner une occasion au pays de le foutre à la porte. Il s’est toutefois convaincu non seulement qu’il avait fait un boulot admirable pendant toutes ces années, mais qu’en plus, dans quelques mois, la Présidente allait le supplier de reprendre son poste. Il n’éprouve que du mépris pour elle, mais en même temps il éprouve du mépris pour absolument tout le monde, donc bon… Par exemple il méprise son remplaçant, le Premier ministre Michal Mráz, un jeune progressiste de son propre parti dont Viktor est certain qu’il va se planter en beauté. Il méprise son staff, dont au bout du décennie il ne connaît toujours pas les noms ; à part son chauffeur, qui est peut-être même la seule relation sincère (mais quand même subalterne) qu’il ait entretenue au fil des ans. Bref, qu’on parle des citoyennes slovaques ou juste de son entourage proche, tout le monde a Hudák en horreur.
Et pour que ce soit drôle, naturellement, il faut qu’il y soit totalement aveugle ! Il est en effet absolument incapable de comprendre qu’il n’est pas le héros, ni de l’Histoire, ni de sa propre vie. Les cameras ne s’intéressent pas à lui, le monde politique se fait un plaisir de l’ignorer, et même sa famille…

Le premier épisode de Víťaz prend bien le temps d’aborder cet angle, car, maintenant qu’il est à la retraite, naturellement, c’est sa famille qui va le subir. Ou du moins, qui va le subir si vraiment elle ne parvient pas à échapper à sa présence, et vous pouvez parier qu’elle va essayer !
Viktor Hudák est marié de longue date à Saška, une chirurgienne obstétrique très occupée par sa carrière. Naturellement, quand Viktor consacrait tout son temps à sa carrière, l’emploi du temps serré de sa femme lui importait peu, du moment qu’elle puisse se rendre disponible pour les voyages diplomatiques ; mais maintenant qu’il est à la maison, il constate qu’elle ne s’y trouve quasiment jamais. Or, en plus de toooooooutes les qualités par lesquelles il brille, Viktor est aussi un gros macho qui trouve que la place d’une femme est dans son foyer, à mitonner des petits plats pour son mari, d’autant que celui-ci est habitué aux mets les plus fins de par sa fonction. Pas de chance, Saška est plutôt du genre à ramener des pizzas achetées en sortant de l’hôpital.
Le coupe a eu trois filles, et les rapports de Viktor avec elles ne sont pas meilleurs, même s’il est naturellement convaincu du contraire. Hanka est la plus jeune, et à 14 ans, elle passe ses journées à regarder la télé à la maison pour éviter d’aller au collège (on apprendra pourquoi au cours de cet épisode, et ses parents l’ignoraient aussi). Elle a finement compris que pour obtenir ce qu’elle veut de son père, il lui suffit de lui tendre un miroir qui le fasse se sentir important ; elle le brosse donc diplomatiquement dans le sens du poil, ce qui pour l’essentiel marche bien. Adela est celle du milieu, elle est en pleine adolescence et ne s’intéresse qu’aux garçons (dans ce premier épisode, elle a un béguin sur un musicien d’un groupe de rock), mais ses notes au lycée sont parfaitement catastrophiques. Elle est plus dans la confrontation que sa petite sœur, et les accrochages semblent par conséquent plus fréquents avec Viktor. Et puis, il y a l’aînée, Barbora, une femme moderne mais qui tient aussi un peu de son père. Comme lui, elle s’est embarquée dans le monde politique, et a récemment été élue au Parlement… même si Viktor la traite souvent comme une simple assistante. Barbora ne vit plus avec sa famille : elle est mariée à Tomas, un homme au foyer qui élève leurs jumeaux (Viktor considère Tomas avec dédain, naturellement, qu’il considère comme un soy boy). Elle est le dernier lien que Viktor entretient avec le monde politique, mais c’est, de toute évidence, parce qu’elle n’a pas le choix…
Víťaz (ou The Winner de son titre international) mène son petit épisode rondement. Il y a pas mal de choses à y introduire, de la situation politique à la situation familiale, en passant par un nombre assez étendu de personnages même si tout le monde, naturellement, ne va pas avoir la même importance maintenant que la vie de Viktor a changé.
Mais a-t-elle changé ? Notre homme si important s’est convaincu que le pays ne pouvait vivre sans lui, et fait tout son possible pour essayer de mettre des bâtons dans les roues du gouvernement. Personne sauf lui n’est vraiment dupe, et c’est en gros ce sur quoi repose l’humour de la comédie. Cela lui permet en outre de distiller des références politiques (Viktor Hudák est certain d’avoir transformé le pays « d’ancienne colonie russe en un pays normal », mais il est en réalité un néolibéral qui a rendu la vie des Slovaques plus difficile) sans trop avoir à se soucier d’intrigues politiques en propre.

Le fait qu’on puisse regarder Víťaz en cet automne 2023 relève d’un petit miracle. A l’origine, la série avait été commandée par la concurrence, et faisait partie des séries commandées par HBO et HBO Max en Europe centrale… sauf que, comme vous le savez, HBO a pas mal resserré les cordons de sa bourse. Parmi les séries annulées par la branche européenne, on trouvait donc Víťaz, dont pourtant 6 épisodes avaient déjà été tournés et étaient en post-production au moment de l’annonce en 2022. Comme c’est le sort de pas mal de séries ces derniers temps, la série a donc été proposée à d’autres diffuseurs… et SkyShowtime, qui préparait son lancement pour l’automne 2022, s’est donc saisie de l’opportunité d’acquérir une comédie slovaque clé en main. Toutes les fictions abandonnées pendant cette période de sortie de l’ère Peak TV n’ont pas la même chance…
Même si Víťaz n’est pas révolutionnaire dans son sujet (en même temps, l’originalité est rarement ce qui importe le plus dans une comédie), elle accomplit très bien son objectif grâce à une grande acuité. Elle a parfaitement compris ce qui fait de Viktor Hudák un homme insupportable, et combien c’est précisément son ignorance de ce fait qui le rend drôle. La série est donc dénuée d’embarras de seconde main, parce que lui-même ne se sent jamais inconfortable, ou jamais longtemps ! L’avantage quand on a un ego de cette taille, c’est qu’on est toujours convaincu que ce sont les autres qui devraient être gênées… Et ça, c’est typiquement quelque chose que seule une scénariste qui a vraiment fréquenté ce genre de personne pouvait écrire.
La comédie a été co-créée par Zuzana Dzurindová… fille de l’ex-Premier ministre Mikuláš Dzurinda. Sûrement un hasard.

Boostez cet article sur Mastodon !

par

, , , , ,

Pin It

1 commentaire

  1. Mila dit :

     » La comédie a été co-créée par Zuzana Dzurindová… fille de l’ex-Premier ministre Mikuláš Dzurinda. Sûrement un hasard. » Sûrement… o.o

    A te lire, au début, je me suis dit que ça avait un côté « The Office » (pas du tout dans le contexte, mais dans la figure centrale et son égo + son aveuglement) mais la conclusion laisse entrevoir un ton différent, finalement, ce qui fait sens, car il me semble que tu n’étais pas très fan du type d’humour de The Office du tout.

    En tout cas, comme toujours, un plaisir instructif de te lire 🙂 Je continuerai à rattraper les articles que je n’ai pas encore pu lire dans les jours qui viennent ♥

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.