Le jour de chance est arrivé

8 novembre 2023 à 23:59

Héctor Lavoe est la plus grande star de salsa du monde. Du monde ! Et il a daigné faire un passage par le Pérou, où en 1986 il donne une poignée de concerts inespérés. Et le Pérou, en 1986, a bien besoin d’espoir.
Toño aussi. Comme beaucoup de citoyennes péruviennes, il vit dans le dénuement, le rationnement, et un peu de peur, aussi, vu la militarisation progressive du pays, officiellement en réponse au terrorisme (vous m’arrêtez si vous la connaissez). Le jour, il donne quelques cours privés à une poignée d’étudiantes fauchées… mais le reste du temps, il accepte des jobs miteux comme sosie de Héctor Lavoe, son idole. Alors forcément, lorsque le chanteur séjourne brièvement à Lima, Toño le prend comme un signe du Destin que la chance a tourné. Et se met en tête de rencontrer son héros.

Trigger warning : tentativeS de suicide.

Proposée cet été par arte, El día de mi suerte (nommée d’après le titre d’une chanson de Lavoe) n’est cependant pas qu’une histoire d’adoration musicale. En fait, cette dramédie est beaucoup plus subtile qu’elle n’en a l’air.

Cela se sent au portrait de Toño. Au départ il nous est présenté comme une sorte de loser, en particulier parce que nous le découvrons à travers les yeux de sa sœur, qui s’inquiète beaucoup pour lui depuis sa chambre en hôpital psychiatrique. Et puis, Toño a tous les attributs du pauvre type : c’est un sosie (rarement le genre de métier qui est très considéré !), il a un rêve artistique futile et une idole lointaine pour personnifier ce rêve, sauf qu’il a quelque chose comme la quarantaine. Or, avoir des rêves à vingt ans, c’est perçu comme charmant ; mais avoir des rêves qui n’ont pas été réalisés quand on a atteint la moitié de sa vie, c’est vu comme pathétique. Nous apprenons en outre que Toño manque de vue à long terme, lorsqu’une brève scène avec une ex nous fait comprendre qu’il a été plaqué pour son manque d’ambition. Sans ambition, dans un pays en crise, on ne va pas bien loin, sous-entend son ancienne compagne…
Pourtant, il apparaît progressivement que Toño est un homme qui est plus que ce qu’il paraît au premier regard. Il est éduqué et donne des cours pointus dans plusieurs matières ; c’est un ancien professeur universitaire, mais avec l’influence de l’organisation Sendero Luminoso dans les universités, les choses sont compliquées pour lui. Et puis, contrairement aux apparences, Toño n’est pas non plus un doux rêveur : outre les cours qu’il dispense, il fait très attention à son budget et court la capitale d’un petit job à un autre, souvent secondé par un groupe musical qui l’accompagne quand il imite les chansons de Héctor Lavoe.
Notre protagoniste n’est pas un pauvre type ; c’est juste un gars qui n’est pas mort à l’intérieur alors même qu’il vit dans un monde qui n’y est pas propice.

Alors, quand on a vu tout ça, on a envie que sa chance tourne, nous aussi. On est heureuses à l’idée que, grâce à sa sœur (dont l’ex, Genaro, est aujourd’hui le manager de Lavoe le temps de son séjour au Pérou), il ait peut-être une chance de rencontrer son héros. On a envie que cela soit le changement qu’il attend, le signe que les choses, enfin, vont dans son sens. On en a besoin autant que lui.

Même si El día de mi suerte prend un tour absurde, et que ses événements sont absolument incroyables (ne laissant aucun doute sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un biopic, ni d’une série historique à proprement parler), la série utilise le sort de Toño pour parler de choses très justes sur le Pérou alors que le pays est en pleine crise. Le besoin irrépressible de la population péruvienne d’accueillir Lavoe comme un Dieu, de chanter, de danser, est dû aux conditions déplorables dans lesquelles s’enfonce le pays. Quand les choses vont au plus mal, on a besoin d’espérer et de rêver. Peut-être d’une fuite vers l’étranger, peut-être d’un retour à « avant », peut-être d’une révolution ; rêver d’un changement, en tout cas. Et c’est ce besoin qu’interroge El día de mi suerte.
Pour ce qui le concerne, Toño s’est convaincu (aidé par une « prédiction » de sa sœur) que s’il parvenait à rencontrer son idole, sa vie allait changer. Cela semble illusoire, et un peu naïf. C’est donner beaucoup de pouvoir à une poignée de mains ou à un autographe. Mais comme il a besoin d’y croire, il commence à tout faire pour croiser Lavoe dans son hôtel de la capitale. Et c’est là que les choses s’emballent : lorsqu’il arrive enfin à rencontrer son héros. Au fil des épisodes suivants (j’utilise un pluriel pour la forme, mais la mini-série n’en compte que 4 au total), El día de mi suerte donne d’une main l’espoir qu’elle reprend de l’autre, puis vice-versa. Toño passe par des moments où il pense qu’il a une chance que quelque chose, n’importe quoi, se produise… et d’autres pendant lesquels son rêve d’un ailleurs, d’un autre, d’un meilleur, s’effondre. Il se retrouve alors face à face avec l’odieuse réalité : celle de vivre dans la pauvreté au sein d’un pays qui n’en manque pas, où l’avenir est bouché.

En un sens je comprends qu’arte ait décidé de diffuser la série sous le titre Le chanteur et le dictateur ; ça a une sorte de sens, même si en réalité on ne voit le Président que très brièvement dans la série et qu’il n’y joue qu’un rôle de fond, en tant qu’artisan des mesures qui entravent le bonheur des Péruviennes. Ce sont ces oscillations entre l’espoir et la désespérance qui sont au cœur de ce qu’interroge la série. Et ça donne une fiction très fine, même si elle ne le paraît pas forcément, sur ce qu’il signifie de vivre dans un pays dont le climat empire de jour en jour.
C’est cela, un pays qui bascule : continuer de devoir exister alors que c’est chaque jour plus difficile, se raccrocher aux plus petites miettes d’optimisme et de bonheur, tout en assistant aux morts, à la violence, et à la pauvreté qui empire sans rien pouvoir y faire. Il vaut mieux être pathétique que réaliste dans un monde comme celui-là ; en tout cas, psychologiquement, c’est la seule façon de tenir. Comme Toño, les gens ont besoin de croire, dit El día de mi suerte, surtout quand il n’y a plus aucune de raison de le faire.
Après tout, quand plus rien ne fait sens et qu’on désespère de tout, il ne reste plus que l’absurde.

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1 commentaire

  1. Mila dit :

    Degré de fatigue: y a des bouts de ta review où j’ai eu les larmes aux yeux. Mais merci, ça donne envie de laisser sa chance à la série et à ce personnage. Je jetterai peut-être un oeil au moins à l’épisode 1 🙂
    J’ai un peu de retard dans la lecture des articles, mais je m’y remets doucement^^

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