Canal jaune et bleu

17 juin 2023 à 19:50

Beaucoup de choses ont été dites de l’importance de l’image dans le cadre des guerres modernes, et en particulier l’invasion russe de l’Ukraine. La plupart de ces choses ont toutefois été dites des images réelles, capturées pendant les combats, chroniquant le parcours des exilées, ou suivant le peuple resté en Ukraine dans son quotidien. Et, surtout, de Zelensky. Peu de choses, en revanches, ont été dites sur la fiction.
Pourtant c’est bel et bien de fiction que tout est parti pour Zelensky lui-même ! Comme on a eu l’occasion de le dire précédemment, dans la review consacrée au premier épisode de la comédie politique Sluga Narodu, l’actuel Président ukrainien s’est fait connaître… et, selon votre point de vue, potentiellement élire… grâce aux séries. Egalement producteur de Sluga Narodu (ainsi que de Svaty, nommée à deux reprises à l’occasion du Festival de télévision de Monte-Carlo), Zelensky a un savoir-faire évident dans la façon de (se) mettre en scène. Il l’a employé dans le cadre de son mandat pour attirer l’attention de la communauté internationale sur la guerre dans son pays…

…Mais il n’est pas le seul. La fiction ukrainienne ne dépend pas que de lui pour raconter, comme beaucoup de télévisions à travers le monde, un roman national. C’est de cela dont je vous propose de parler un peu aujourd’hui, à travers une review croisée du premier épisode de deux séries : Mama, diffusée avant que ne commence l’invasion russe et proposée par arte.tv jusque récemment, et Ia – Nadiya, lancée exactement un an après début de l’offensive.
D’ailleurs, vous savez quoi, on va même commencer par cet anniversaire.

L’intrigue de la mini-série Ia – Nadiya (littéralement « moi, Nadiya », mais son titre international a opté pour le jeu de mots I Am Hope) démarre le 14 février 2022. Ce jour-là, tout est encore paisible en Ukraine, au moins en apparence.
L’héroïne, Nadiya donc, est secouriste, encore un peu novice et avec plein de choses à apprendre sur le métier. Elle fait cependant au début de l’épisode une expérience qui l’interpelle à un autre niveau. En effet, un homme en uniforme prétend s’évanouir pour être évacué vers l’hôpital… et se sert de cette opportunité pour déserter, prenant la direction de l’aéroport. En partant, il lui glisse un billet ; pour qu’elle s’achète une robe, lui dit-il… ou un billet de train pour Lviv. Nadiya ne comprend pas, et c’est à son collègue Petrovych de lui expliquer que, avec les rumeurs d’invasion russe qui enflent, de plus en plus de soldats se sauvent loin de la frontière. Pour Nadiya, naïve mais surtout habituée à sauver la vie d’inconnues plutôt que la sienne, ça n’a pas de sens.
L’incident est toutefois vite noyé dans le quotidien. Petrovych est plus préoccupé par le partage des pots-de-vin, et le boulot reprend, à son rythme habituel. Nadiya fête la Saint-Valentin avec son petit ami Roma (non sans noter qu’il est terriblement jaloux de l’ami d’enfance de Nadiya, Pasha, quand bien même celui-ci vit en Slovaquie…), avec lequel elle planifie des vacances d’été au Portugal plutôt que de l’accompagner dans ses vacances aux Carpates qui commencent le lendemain. Sa mère, infirmière, qui leur a laissé l’appartement vide ce soir-là… La guerre n’arrivera sans doute jamais (« on est au 21e siècle », lui assure Roma, « on règle les problèmes autrement ») et la vie continue.
Sauf que quelques jours plus tard, elle arrive. A quelques kilomètres de Kharkyv. A quelques kilomètres du lit de Nadiya.

Les heures qui suivent sont empreintes d’une normalité anormale. La ville est vraisemblablement la même ; ses habitantes, beaucoup moins. Pour chacune, c’est l’heure du choix : partir ou rester ? Beaucoup partent. Dans la précipitation. Laissant des affaires, des animaux, des proches même, derrière soi… tout ne peut ou ne veut pas nécessairement voyager. Mais certaines choisissent de rester, comme la mère de Nadiya, infirmière, pour qui cela tombe quasiment sous le sens de continuer de travailler.
Roma a réservé un billet que Nadiya le rejoigne dans les Carpates ; plus tard dans l’après-midi, elle prendra le train, se réfugiera à l’étranger. La mère de Nadiya encourage sa fille à partir, sans la moindre hésitation. Sauf qu’il y a plusieurs heures à attendre avant le départ du train, et que Nadiya, ne sachant tout simplement pas comment exister dans l’intervalle, décide d’aller tuer le temps au boulot malgré son jour de congés qui fait que personne ne l’y attend. Elle découvre une fois sur place, avec Petrovych qui lui aussi ne savait pas quoi faire de lui-même pendant sa journée de repos, que la vie à Kharkyv continue : les mêmes maladies, les mêmes urgences… Par contre, pas le même personnel ; forcément, puisque certaines fuient la ville… Se produit ce qui devait se produire, et voilà bientôt Nadiya, Petrovych, et l’infirmière Olena (dont c’est le premier jour), embarquées dans la même ambulance en cette journée banale de fin du monde.

Ia – Nadiya n’a pas le temps d’être complexe. Non seulement parce qu’elle ne dure que 4 épisodes (hélas j’ai eu des soucis de corruption sur le 2e épisode, donc on devra se contenter de ne parler que du premier), mais aussi parce qu’elle a été tournée en l’espace de 17 jours. Et bien-sûr… pendant une guerre. La chaîne 2+2 qui la diffuse s’enorgueillit d’avoir produit la première série ukrainienne de cette guerre, c’est-à-dire non seulement sur celle-ci mais aussi pendant celle-ci (toutefois la majorité des scènes ont été tournées à Kyiv). Les actrices parlent de contrats stipulant que la production n’est pas responsable en cas de mort sur le tournage, de couvre-feu et de coupures de courant, de scènes filmées dans la cendre des maisons réellement démolies par les bombes…
Cela explique sûrement le ton de la série. Tout y est grave. On ne cherche pas à ménager des scènes plus légères, on ne donne pas dans l’euphémisme. Il y a un personnage d’enfant (le fils d’Olena) mais son apparition est pour le moment brève. A l’inverse, on ne tape pas dans l’héroïsme dégoulinant ; une certaine dignité est de mise (bon, on parle d’héroïsme quand même, ça va de soi).
Ce premier épisode se voit comme une photographie d’un moment-charnière. D’ailleurs, ce moment a semble-t-il existé : Ia – Nadiya est inspirée par une étudiante en médecine de 21 ans nommée Anna Andryushchenko, devenue ambulancière de fortune. Elle est devenue l’une des célébrités de circonstance de cette guerre.

Quatre soldats chantent gaiement à l’arrière de leur fourgon, quelque part sur une route ukrainienne. L’un d’entre eux, son téléphone entre les doigts, enregistre une video dans laquelle il souhaite un joyeux anniversaire à sa mère, à l’autre bout du pays. Elle ne la recevra jamais : une explosion touche bientôt le véhicule, et les soldats, blessés, sont bientôt capturés par l’ennemi. Des combats dans le Donbass, le premier épisode de Mama ne nous dira rien de plus : son objet n’est pas d’être une série militaire. C’est, avant tout, un mélodrame sur fond de guerre.
Les faits décrits dans Mama ne portent pas sur l’invasion de 2022 ; il s’agit au contraire d’une série suivant le parcours d’une femme, Nina, pendant le conflit de 2014. Vivant à Jytomyr avec son mari et sa fille adolescente, travaillant dans un grand hôpital, et ayant un train de vie décent, la guerre n’aurait pas touché Nina si son fils Vitaly ne s’était pas retrouvé dans l’armée, envoyé à l’autre bout du pays pour le défendre. Seulement voilà : la prise en otage de ces quatre soldats inclut Vitaly… Découvrant par hasard ce fait via une video sur internet dans lequel il apparaît blessé, Nina prend immédiatement les choses en main ; devant l’impuissance de l’armée ukrainienne, elle fait appel à un amour de jeunesse qui travaille dans les renseignements. Avec son aide, elle trouve un contact à la frontière qui lui indique qu’il peut lui restituer son fils… en échange d’une somme conséquente, ça va de soi. Nina se met donc à son tour sur le chemin du Donbass, sur les traces de son fils.

On ne fait pas exactement dans la finesse avec Mama. A grand renfort de musiques lancinantes, d’attaques cardiaques (du mari de Nina), et de larmes aux yeux, la série insiste, presque contre-intuitivement, sur le désespoir de la situation plutôt que sur le courage de sa protagoniste. Un courage d’autant plus louable qu’évidemment elle a peur, mais qu’il est hors de question d’y céder… cet épisode introductif a beaucoup de mal à trouver le bon équilibre, si bien que Nina, pourtant une femme imposante moralement comme physiquement, éduquée et intelligente, apparaît ici uniquement comme une victime de quiconque a envie de tirer profit d’elle ce jour-là. L’histoire qui se raconte dans Mama, c’est effectivement une histoire de victime, et c’est cela qui est louable ; contrairement aux séries de guerre (et il y en a de très nombreuses sur ce mode… à la télévision russe !) où il est question de victoires et de faits d’armes valeureux, Mama est plutôt dans le registre Calimero, à dessein. Nina incarne une Ukraine prisonnière des circonstances, baladée par ceux qui prétendent l’aider, mais obstinée. A grand renfort de violons. Après tout, la série n’est-elle pas dédiée aux mères des héros ? Pas à des héroïnes.
Même quand il veut parler de la situation plus générale du pays, ce premier épisode de Mama a du mal. Son propos sur la corruption est, au moins pour le moment, superficiel ; sa représentation de la fracture est/ouest de l’Ukraine (entre les populations exposées à la Russie et celles qui sont « à l’abri ») est simpliste, évoquée comme à mots couverts, résolue par une pirouette ; son évocation de la question politique reste vague. Même quand elle semble accuser l’armée de ne pas vraiment faire d’efforts pour sauver ses propres soldats, Mama donne dans la mollesse. On peut évoquer les sujets qui fâchent, mais il ne s’agit pas de caresser la fibre patriotique à rebrousse-poil. Ressort de Mama une impression un peu gênante…

Alors certes, Mama est une série initialement diffusée en février 2021, soit un an avant le conflit qui fait rage à l’heure où vous lisez ces lignes. Vous pourriez me dire : « mais lady, du coup, quel est le rapport avec la guerre de l’image actuelle ? »… et vous auriez raison, sauf qu’il vous manquerait les deux informations qui suivent.
D’abord, le 16 février 2022 (c’est-à-dire alors que l’invasion paraissait, à juste titre, imminente), la chaîne STB a décidé de rediffuser la mini-série sur son antenne. Difficilement un hasard. Et d’autre part, c’est en 2022 que Mama a commencé à être largement diffusée dans le monde : outre arte en Europe de l’Ouest, il faut en effet également compter la diffusion en Pologne, République tchèque, Estonie et Lituanie. Et cette dimension internationale n’est vraiment pas un accident.

Nul ne sait où en sera le conflit armé d’ici quelques mois. Ce qui est certain, c’est que le conflit télévisuel, lui, n’est pas prêt de s’apaiser.
Au mois de mars 2023, on apprenait que FILM.UA (l’une des plus grosses boîtes de production du pays) avait mis en chantier une anthologie au titre international de Those Who Stayed. S’intéressant, comme Ia – Nadiya, aux premières semaines de l’invasion de 2022, Those Who Stayed promet 6 épisodes co-produits avec les diffuseurs publics suédois, norvégien et finlandais, ainsi que la société allemande Red Arrow.
Quelques semaines plus tard en avril, le MIPTV incluait une rencontre à Cannes sur le thème « Stand with Ukrainian Content Industry« . L’occasion pour plusieurs grandes figures de la télévision locale de rappeler leur engagement à raconter, à leur propre public mais aussi en grande partie au-delà, l’histoire de leur nation. Un projet d’autant plus important une fois la guerre finie. La télévision ukrainienne est très consciente du pouvoir de la fiction pour lui assurer la protection culturelle (et donc diplomatique) de l’Europe notamment. Or, si les enjeux sont politiques, ils sont aussi économiques. Autrefois submergée de séries russes (dont souvent ses équipes étaient co-productrices), l’Ukraine a amorcé au fil des dernières années une transition pour s’affranchir de la fiction ennemie… Sauf que quand on est un petit pays, il faut bien amortir les coûts de production d’une façon ou d’une autre. Dans ce contexte, poser des jalons internationaux, c’est bien plus que porter la voix d’un pays en guerre : c’est financer la reconstruction d’une industrie actuellement en jachère.
Cela dit, il n’est pas nécessaire d’attendre la fin de la guerre pour mettre certaines choses en chantier. Au mois de mai, c’était au tour d’une autre anthologie dramatique, intitulée Yellow Blue (à la fois une référence au drapeau ukrainien, bien-sûr, mais aussi un jeu de mots sur « ia lyubliu« , c’est-à-dire « je t’aime »), d’être annoncée. Chaque épisode de la future série devrait raconter des « histoires vraies » des premiers jours de l’invasion en février 2022. Les exemples de sujets donnés sont notamment un épisode dans lequel un Français se rend dans la zone occupée par les Russes à la recherche de sa petite amie ukrainienne, ou une veuve tentant d’évacuer l’Ukraine comme des milliers de réfugiées. Des histoires qui incluent une dimension internationale, donc. Vous serez surprise d’apprendre que la série, dont le diffuseur national est pour le moment inconnu, est financée en partie par le ministère de la Culture ukrainien, en plus de la Ukrainian Film Fund. Qui d’ailleurs n’a quasiment plus de budget, pour des raisons compréhensibles… mais en a trouvé dans le cas qui nous occupe. Il est déjà prévu que les recettes occasionnées par la distribution (notez bien que le terme employé n’est pas ici la diffusion) de la série soient reversées à des organismes d’aide aux victimes de la guerre.

Soyons claires : il ne s’agit pas de dire que c’est mal, et encore moins que ces séries et projets, bien qu’ayant vraisemblablement une coloration (ha ha) idéologique précise, ne devraient pas exister. Il est assez naturel qu’une petite nation en guerre, a fortiori si elle est envahie, s’empare de tous les outils à sa disposition pour attirer l’attention à l’étranger sur sa cause ! Sans parler du fait que, de toute évidence, c’est un sujet important pour ses propres spectatrices.
Cela nous rappelle toutefois que la prudence doit être de mise, dés lors que nous consommons de la fiction produite dans un autre pays (bon, et aussi le nôtre, mais c’est une autre problématique encore !). Tout n’est pas forcément propagande outrancière ! Mais toute série mérite un regard critique et distancié, afin de bien garder en tête les enjeux politiques, voire diplomatiques, qui pèsent derrière la simple diffusion de quelques épisodes. Même sirupeux. Peut-être même surtout.

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1 commentaire

  1. Dandelion dit :

    Merci pour cette analyse, c’était intéressant comme point de vue 😮

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