None so blind as those who will not see

17 novembre 2023 à 20:42

On ne se rend pas toujours compte du temps qu’il faut à certains projets télévisuels pour se matérialiser (en particulier lorsque ces projets ne sont pas étasuniens, pays où les outils et ressources sont plus nombreuses pour se tenir au courant de l’actualité). La série allemande Bonn nous donne un bon exemple de cela : en 2016 déjà, elle était en projet ; son tournage s’est tenu à l’été 2021, elle est entrée en post-production en 2022…
Là voilà maintenant, après un voyage de 7 années, diffusée par Das Erste. C’est pas dommage.

La série se déroule pendant l’après-guerre, mais contrairement à une série comme Ku’damm 56, son objet principal n’est pas vraiment la reconstruction. A la place, l’Allemagne nazie est, paradoxalement, au cœur de l’intrigue. Bonn choisit d’interroger les aspects géopolitiques de cette reconstruction pour l’Allemagne de l’Ouest, ses enjeux, son prix, et, surtout, sa continuité.

La série démarre le soir du réveillon pour le passage à l’année 1954, alors qu’Antonie Schmidt a 20 ans. Elle travaille comme jeune fille au pair à Londres, et son année à l’étranger est sur le point de s’achever ; elle va rentrer chez elle en Allemagne de l’Ouest, retrouver sa famille et sa vie. La parenthèse londonienne ne peut être que cela : une parenthèse. Cela fait un an qu’elle n’a pas vu son père, un industriel, ni sa mère. En outre, son fiancé Hartmut l’attend ; il gère un magasin de téléviseurs, et il est considéré comme acquis qu’elle va y travailler comme vendeuse en attendant que leurs noces soient célébrées pendant l’été. Après tout, sa jeune sœur Ingrid y travaille déjà.
En RFA, pour l’essentiel, on a mis la Guerre derrière soi. Hors la liste de soldats relâchés par l’URSS dont les noms sont annoncés à la télévision, le pays fait tout pour tourner la page. Dans ce climat où tout le monde ne sembler rien souhaiter tant que faire comme si tout allait bien, à son arrivée de Londres Toni sent que le retour à la normale n’est pas pour elle. Entre ses capacités en anglais et les cours qu’elle a suivis en Angleterre, elle pense d’ailleurs qu’elle peut faire quelque chose d’un peu plus stimulant que travailler avec Hartmut et Ingrid. Après s’être accrochée avec son père à ce sujet (elle n’a jamais demandé l’autorisation de prendre des cours…), finalement celui-ci se résigne, et use de son influence pour la faire entrer comme secrétaire au sein de l’Organisation Gehlen. C’est que, voyez-vous, Papa Schmidt était à l’armée dans la même unité que Reinhard Gehlen.
Forte de ce piston, Toni se retrouve bientôt à accompagner Gehlen afin de faire de l’interprétation pour lui pendant un procès, découvrant avec stupeur l’ampleur des horreurs dans les camps de concentration nazis. Elle qui pensait savoir ce qui s’était produit pendant la guerre, finalement réalise qu’elle n’en a eu une compréhension que très partielle jusqu’à présent. Et avec le flot de questions dérangeantes qui accompagne cette réalisation, en vient un autre plus embarrassante : qu’a fait son propre père Gerd à cette époque ?

Or, Bonn n’est pas seulement une série dramatique qui nous offrirait de suivre l’éveil de Toni. C’est une série d’espionnage dans l’après-guerre, grâce à d’autres personnages qui entrent dans la vie de la jeune femme.
Le premier est Otto John, dont Toni croise le chemin par hasard alors qu’il fête le Nouvel An dans la maison londonienne de la famille qui emploie la jeune femme au pair. Si l’épouse de John est réticente à parler à une Allemande (Lucie John est juive), notre homme, en revanche, est immédiatement impressionné par l’intelligence calme de Toni. Une fois la jeune femme revenue en Allemagne, leurs chemins se croisent à nouveau, cette fois dans le bâtiment administratif où Toni s’apprête à être recrutée par les services de Gehlen. Or, John est convaincu que Gehlen, au lieu de pourchasser les anciens Nazis comme c’est officiellement la doctrine des services d’Intelligence, utilise au contraire son influence pour les aider secrètement à fuir le système judiciaire et plus généralement le pays.
Otto John décide que Toni pourrait l’aider à accumuler des preuves contre Gehlen, et dépêche l’un des agents de son service, Wolfgang Berns (incarné par Max Riemelt de Sense8, au passage), pour se rapprocher d’elle et lui subtiliser des informations. Sauf qu’il ignore que Toni se pose, elle aussi, de plus en plus de questions.

« Dix ans n’ont même pas passé que les Nazis ressortent déjà de l’ombre », se lamente l’une des protagonistes de Bonn.
La série révèle les dessous pas très blancs d’une nation qui espère entrer dans la deuxième moitié du 20e siècle avec les mains propres. On est l’Allemagne de l’Ouest après tout, non ? On est du côté qui a gagné, du côté qui n’a pas sombré dans le communisme, du côté du Bien. Les Ouest-Allemandes se sont convaincues que tout allait bien et qu’il suffisait d’oublier le passé. Le gouvernement joue pleinement cette carte, lui aussi, en semblant assister les procès faits aux anciens Nazis… bien que ceux-ci se retrouvent régulièrement exonérés. Pendant que tout le monde regarde ailleurs, effectivement, les Nazis se portent plutôt bien. Certains ont été condamnés à Nuremberg, certes ; mais beaucoup d’autres s’en sont tirés à bon compte, activant leur réseau pour aller prendre une retraite dorée à l’étranger. Plusieurs sont encore actifs dans le pays, même, et se retrouvent entre initiés en profitant du désir d’ignorance de la population.
Otto John est le seul qui perçoive le danger. Les services du renseignement qu’il dirige tentent de mettre la main sur d’anciens Nazis, de collecter des preuves qui puissent être soumises devant un juge, et plus largement, il pense faire partie de l’effort de dénazification de l’Allemagne de l’Ouest. Sa hiérarchie raconte une autre histoire : désormais, le gouvernement de la RFA veut plutôt chasser du communiste. C’est la gauche, le danger. L’animosité avec la RDA y est pour quelque chose, mais aussi, voire surtout, les rapprochements avec l’OTAN et notamment les États-Unis, engagés dans la Guerre Froide. John sent bien que le gouvernement lui fait de moins en moins confiance, et que les rumeurs qui le prétendent communiste (certaines propagées par Reinhard Gehlen) trouvent de plus en plus d’écho. Et ça le terrifie.
Lorsque commence la série, il bosse avec Berns à mettre la main sur Alois Brunner, qui serait sur le point de fuir le territoire ouest-allemand. S’il peut le capturer ET prouver que Gehlen l’a aidé dans sa tentative de fuite, Otto John espère renverser la vapeur.

La série, à l’image de Toni qui rechigne à retrouver sa normalité, refuse d’enterrer le passé sans ouvrir d’abord le cercueil. Quelle que soit l’histoire que se raconte le pays, Bonn insiste sur les histoires qu’on ne peut faire taire. Les secrets familiaux, les traumatismes obsédants, les mensonges complaisants, tout doit être mis à plat. On ne peut pas aller de l’avant sans avoir une connaissance précise de ce dont on s’éloigne.
Les mois s’égrènent et plus 1954 progresse, plus les choses deviennent compliquées. Toni apprend des choses de plus en plus complexes sur sa famille. Sur le sort de son frère aîné, d’abord, dont sa famille est sans nouvelle depuis qu’il a été porté disparu alors qu’il avait été envoyé au front pendant la guerre. Sur les convictions de son père, les sentiments de sa mère, dans une certaine mesure de sa sœur… mais bientôt, tout cela n’est plus une quête personnelle pour la jeune femme. Sa curiosité dévorante la pousse à poser toujours plus de questions, et à se retrouver prise, elle aussi, dans les information paradoxales et perturbantes de son époque. Il est d’ailleurs admirable qu’à aucun moment, Bonn ne la pousse à devenir une espionne à proprement parler, se reposant sur la soif de réponses de l’héroïne. Ses interactions avec Otto John, en passant d’accidentelles à intimes puis à essentielles, apparaissent ainsi comme organiques.
Toni ne cherche pas à jouer à l’espionne. Elle fait simplement partie des rares Allemandes à se poser des questions. Sur ce qui s’est passé, mais aussi, plus important, sur ce qui se passe encore. Tous les Nazis n’ont pas magiquement disparu d’Allemagne de l’Ouest. Ils murmurent juste un peu plus bas qu’avant les mêmes idées, et les mêmes projets. Et, avec eux, ce qui n’ont aucune difficulté à les appuyer pourvu d’en tirer quelque chose. Vous savez ce qu’on dit de ceux qui s’assoient à la table des Nazis…

Bonn est une série sur l’hypocrisie d’une nation, elle tient compte des nuances mais ne les atténue jamais par des excuses. L’intrigue se finit le 20 juillet 1954 (…si vous avez suivi les liens, vous voyez sûrement de quoi il s’agit), avec un regard sévère sur les événements rapportés. Ce n’est pas une série à regarder pour rigoler, ça, c’est sûr.
Mais à l’heure actuelle, ce n’est pas parce que c’est perturbant que ça ne mérite pas d’être regardé avec attention. Plutôt le contraire. En fait, il semblerait que Bonn ait exactement le bon timing.

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1 commentaire

  1. Dandelion dit :

    J’avoue le timing est parfait… je suis diablement curieux tiens. (D’autant plus que c’est une prod allemande)

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